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le dauphiné.

Ligne de la Mure. — Les viaducs de Loulla.

et un fracas assourdissant de roues, et courait sur des lacets taillés en pleine roche, sur le flanc des monts.

Et, subitement, les pics s’étaient écartés, une énorme éclaircie avait inondé le train de lueurs ; le paysage avait surgi, terrible, de toutes parts. Le Drac apparaissait au fond du précipice. Un serpent liquide qui rampait et se tordait, colossal, entre des rocs, ainsi qu’entre les crocs d’un gouffre.

Par instant, en effet, ce reptile se redressait, se jetait sur des quartiers de rochers qui le mordaient au passage, et, comme empoisonnées par ce coup de dent, les eaux changeaient ; elles perdaient leur couleur d’acier, blanchissaient, en moussant, se muaient en un bain de son ; puis le Drac accélérait sa fuite, se ruait dans l’ombre des gorges, s’attardait, au soleil, sur des lits de graviers et s’y vautrait ; il rassemblait encore ses rigoles dispersées, reprenait sa course, s’écaillait de pellicules semblables à la crème irisée du plomb qui bout ; et, plus loin, il déroulait ses anneaux et disparaissait, en pelant, laissant après lui sur le sol un épiderme blanc et grenelé de cailloux, une peau de sable sec.

Et ce qui était non moins atterrant que la monstrueuse profondeur de ces gouffres, c’était, lorsqu’on relevait la tête, la vue de l’assaut furieux, exaspéré, des pics. On était positivement dans cette voiture entre le ciel et la terre… On filait, suspendu en l’air, à des hauteurs vertigineuses, sur d’interminables balcons, sans balustrades ; et, au-dessous, les falaises dévalaient en avalanche, tombaient abruptes, nues, sans une végétation,