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le dauphiné.

des corsages relevant les seins jusqu’au menton et des bas blancs moulant des jambes en forme de piliers. À chaque ornière secouant les moyeux, on les entendait pousser des cris aigus, les mains cramponnées aux ridelles pour ne point tomber.

La salle de bal occupait une grange débarrassée de tous ses instruments de labour. Dans le fond, une planche élevée, formant estrade, et sur cette planche, qui ? — sinon mon compère le ménétrier !

Dix ans sans le revoir, mon vieux Pointu ! Toujours le même, Dieu merci, grand, sec, nerveux ; toujours son même geste saccadé abaissant et levant tour à tour le manche de son violon pour marquer le rythme ! Et quel rythme !

Est-ce à dire que le Pointu ait un répertoire très varié ? Non. Mais quel répertoire et quel heureux choix !

Des polkas, des mazurkas, des scottish, surtout des scottish ! Chaque musicien a sa spécialité : Paganini, c’était la valse ; le Pointu, c’est la scottish.

Un triomphe, quand il s’écrie :

— En avant pour la sautiche !

Il cire de colophane son archet. Le son s’échappe aigre, on le dirait mariné dans du citron.

— Balancez vos dames !

Les couples s’enlacent, tournent, d’abord lents et puis rapides, le cavalier s’appliquant, ainsi que le lui recommande l’élégance, à lancer très haut la jambe, la pointe du soulier au niveau de l’œil.

— Embrassez vos dames !

De bons gros baisers sonores. Les couples s’arrêtent.

Le Pointu se repose un instant, fume une moitié de pipe, écoute distrait les félicitations que tous lui adressent — et de nouveau armé de son aigrelet crin-crin :

— En avant la polka !…

Cher Pointu, un soir, c’est sûr, on le trouvera mourant sur ton estrade, l’arme encore en joue ! Et ta dernière parole sera celle que tu prononças si souvent durant ta vie :

— En avant pour la sautiche ! Embrassez vos dames !

… Danger des mauvaises compagnies : ma loi, j’ai fini par faire comme le père Cottavoz. J’ai bu trois ou quatre bouteilles, ou cinq ou six, je ne sais pas… et je suis allé me coucher là-dessus. Il n’était que temps.

Le lendemain, flâneries au hasard à travers le vallon de la Gresse.

Traversée du torrent, grimpades sur le dos d’un talus, descente dans un ravin. Arrêt en face de la Fontaine-Ardente, petite flamme vive comme un follet, qui sort d’une strate d’ardoises ; la Fontaine-Ardente, une des sept merveilles du Dauphiné, s’il vous plaît, décrite par saint Augustin