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le dauphiné.

sans broncher l’averse paternelle ; et l’amoureux, un beau gaillard de vingt-huit ans, qui porte à la boutonnière le ruban de la médaille du Dahomey, est aussi calme que son amoureuse.

Et pourtant quelle fureur ! Je crois devoir intervenir :

« Après tout, ils ne font pas de mal, ces jeunes gens et… »

Mais elle, de plus en plus tranquille, d’une tranquillité qui prend sa force dans les douze bouteilles déjà absorbées au café des Négociants :

— Laissez donc, faites pas attention, allez, monsieur, il est saoûl !

— Malheureuse ! veux-tu vite rentrer à la maison !

— Oui, que je te dis, j’y vais ! (Et à part, s’adressant à moi : Faites pas attention, allez, monsieur, il est saoûl !)

— Vas-tu filer, hein ! et plus vite que ça ! ou je te donne une calotte !…

— Oui, que je te dis, j’y vais, j’y vais !… Faites pas attention, allez, monsieur, il est saoûl !…

Durant un quart d’heure, ce pittoresque dialogue se continua. Lui levant au ciel des bras lourds d’indignation et compromettant par des poses tourmentées son précaire équilibre ; Mlle Cottavoz ni plus rouge, ni plus émotionnée — et l’amoureux ne disant rien. Enfin le malheureux père, à bout de formules imprécatoires, se laissa tomber sur une borne et la tête basse, pleura à chaudes larmes. Les deux coupables en profitèrent pour s’esquiver.

Je restai seul devant cette grande douleur. Il allait de mon devoir de tâcher à l’apaiser ; il allait de mon devoir de persuader à ce chef de famille rigide que son enfant n’avait pas failli à l’honneur, parce qu’elle s’était promenée, un après-midi de vogue, avec celui qui devait prochainement l’épouser…

Discret, je posai ma main sur son épaule. Il ne répondit point.

J’appuyai davantage. Même insensibilité.

Soudain un ronflement de basse profonde…

Le père Cottavoz venait de s’endormir.

Je le laissai au pied de sa borne et regagnai l’intérieur du village.

La file des tables s’étendait jusque dans le pré voisin. On jouait à la quadrette. Les cartes s’abattaient sur le tapis graisseux, chaque mariage s’annonçant par un formidable coup de poing.

Atout ! Ratatout ! J’y coupe !

Une double levée d’as provoqua une tempête d’enthousiasme, couvrant la voix de deux bons ivrognes qui, non loin de là, s’évertuaient à chanter, irrespectueux de toutes mesures, la romance de Mignon et le Soupir de Faust, cependant qu’un troisième ivrogne, connu sous le nom de « Marat », à cause de ses opinions ultra-révolutionnaires, essayait de lire le récit de la prise de la Bastille dans l’histoire de Louis Blanc.

Et la foule ne cessait d’arriver, dans des breaks, des carrioles et des charrettes garnies de chaises, sur lesquelles les femmes se tenaient assises. Elles portaient leurs plus belles robes, bleues ou rouges à fleurs,