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le dauphiné.

Une chaîne de collines nous sépare de la vallée du Drac. Nous la franchissons en de minces tranchées qui s’insinuent, à travers les pentes, comme des lacets flottants.

Entre les roches du Petit et du Grand-Brion, Vif s’est creusé un trou que la Gresse, rivière hydrophobe, daigne rarement arroser.

Quand nous arrivons, la place de l’Église regorge de monde. Il en est venu de toutes les hauteurs voisines. Les jeunes, d’abord, filles et garçons, par longues files, chantant le long des routes ; et les anciens, après, roides dans leur blouse bleue, d’aucuns ayant sorti, pour la circonstance, le chapeau haut de forme soigneusement conservé de père en fils, transformation à peine sensible du bonnet à poil des grenadiers de l’Empire.

Il n’est pas encore l’heure de danser, mais il est l’heure de boire — il est toujours l’heure de boire.

Les tables s’alignent bancales sur les pavés cahotants, se couvrent de bouteilles versées à pleins jets. Souvent les verres débordent, le vin se répand en larges rigoles vite essuyées par les manches traînantes…

Et quand on a bu, il faut manger, casser la croûte. La fille apporte le rôti, la poitrine de veau, la tome de Saint-Marcellin ou le fromage de Sassenage, et la pogne !

Ah ! la pogne ! Savez-vous bien ce que c’est ?

Peuh ! c’est une tarte au potiron ou à la confiture…

D’accord — et pourtant si ce n’était que cela, vaudrait-il la peine de publier son éloge ? Rien de plus commun qu’une tarte : on en trouve partout, en Bretagne, aux Pyrénées, en Touraine… Non, la pogne n’est pas une tarte — ou plutôt c’en est une, sans en être une. La nuance ! enseignait Grimod de la Reynière.

— La nuance ! la nuance ! comme s’il s’agissait du grand œuvre ! raillaient, un jour, des « étrangers », des Stéphanois. Après tout, il ne s’agit que de connaître le dosage, mélange à peu près égal de lait, de farine et d’œufs… Et quand on connaît ce dosage…

Vous croyez ? Eh bien, essayez donc, gens de Saint-Étienne et du Forez ! Ils essayèrent, les présomptueux ! Honorable tentative, sans doute… suivie, ainsi qu’il était facile de le prévoir, d’un complet échec.

— La pogne, voyez-vous, leur dis-je le lendemain, en manière de consolation, la pogne est essentiellement dauphinoise. Hors du Dauphiné, elle échappe aux lois de la science du goût. Il faut pour la préparer, non seulement du lait, du beurre et des œufs dauphinois — mais des mains dauphinoises. Et j’irai plus loin : il faut le ciel dauphinois — encore, pas le ciel dauphinois tout entier : certaine partie du ciel dauphinois, l’Isère seule. Dans la Drôme, dans les Hautes-Alpes, elle n’est déjà plus « pogne » : elle est « tarte »…

Et longtemps, je parlai sur ce ton ; je parlai d’« affinité », de « patriotisme régional ».

Ce fut presque une conférence.