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le dauphiné.

Si, dans l’autre monde, on voit ce qui se passe dans celui-ci, notre homme dut certainement se repentir de son manque de confiance, car le voussoir résista à merveille. Il est toujours là, lézardé, couturé, crevassé, taché de mousse, éclaboussé de hourdis, et robuste toujours — vieillard défiant la mort.

Cependant, depuis l’ouverture de la ligne des Hautes-Alpes, qui eut pour effet de développer au centuple le commerce de la région, les ingénieurs ont été obligés de lui donner ses invalides, parce que trop étroit et de montée trop raide. Son voisin le supplée : une arche unique, à son image, n’ayant pas moins de 52 mètres de portée et de — soyons précis 8m, 50 de flèche : la plus grande arche surbaissée de France ! Mais que cette arche est de piteuse mine à côté de l’autre ! C’est une passerelle à côté du Poul-Serrha de Mahomet.

… Fragment de roman-feuilleton — la marche des contrebandiers que, généreux, j’abandonne à M. Jules Mary.

Le 15 avril 1754, en une fraiche matinée de printemps, une cinquantaine d’individus de mauvaise mine suivaient l’avenue de Saint-André.

Arrivés au Pont-de-Claix, alors fermé par une herse que les employés des gabelles ouvraient après le payement des droits, celui qui paraissait être le chef de la petite troupe, un jeune homme de haute taille, au regard dominateur, prit les devants, afin de s’en venir frapper à la porte des gardiens du passage. Personne ne répondit.

Le passage était libre.

Seule une sentinelle veillait. Le jeune homme, d’un coup de poignard, l’étend à ses pieds.

À l’aide ! Au secours ! crie la victime qui se débat dans les dernières convulsions de l’agonie. Cette fois, les gens d’armes ont entendu. Ils accourent en masse. Trop tard. La grille d’entrée s’est refermée sur eux : ils voient les contrebandiers s’enfuir. Mais que se passe-t-il ? Soudain ces derniers s’arrêtent. Corps du Christ ! leur chef n’est plus là ! Prisonnier ! Il est prisonnier !… Pas encore !

Déjà cependant les « gabelous » l’entourent, déjà l’un d’entre eux l’a saisi par le col. Il se dégage brusquement, renverse cinq ou six drôles pendus à ses basques, étrangle l’un, assomme l’autre, et, terrible, gagne la muraille, s’y appuie solidement et de son épée troue les chairs.

Mais la lutte est trop inégale. Ses forces tombent : il est perdu. Pas encore ! D’un bond il franchit le parapet et se précipite dans le Drac.

Quand il apparut à la surface de l’eau, une décharge de mousqueterie le salua. Mandrin, — car c’était lui, le beau jeune homme au regard dominateur — Mandrin ne s’en inquiéta guère ; pas une balle, du reste, ne l’atteignit.

Il toucha bientôt à la rive gauche, où il fut reçu par ses compagnons, avec les marques d’allégresse qu’il est toujours d’usage de témoigner en pareil cas.