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le dauphiné.

Oh ! oh ! attention ! Il va falloir tâcher à s’introduire dans une cheminée si étroite que Little Tich lui-même s’y trouverait serré. Ceci fait, vous passerez sous le trapon, ou, pour parler sans euphémisme, « sous une arcade naturelle formée par une longue lause reposant chacune de ses extrémités au faite de deux colonnes granitiques ».

Attention au trapon ! attention aux ravins ! attention aux éboulis ! attention…

Et hop, un dernier effort ! Vous y êtes !

— Où ça ?

Pardieu, à Belledonne, au sommet de son grand pic.

Il souffle un vent à décorner des cerfs. Vous voilà prisonnier en une mince plate-forme : trois pas de large, sept de long. Pour tapis, une couche de grès, cassés, émiettés par la foudre. Ne reculez pas, n’avancez pas, restez immobile — et regardez : c’est le premier chapitre de la création, aux temps fabuleux de Chaldée, « où ce qui est en haut ne s’appelait pas encore ciel, où ce qui est en bas ne s’appelait pas encore terre ».

Des roches montent découpées en tours, en brèches, en crêtes, en dômes, en croupes… Tout cela cahotant, croulant, bossu, boiteux ou debout, droit, menaçant au-dessus du vide qui s’élargit aux bases comme une nappe d’argent clair.

Il semble que la mer, vomissant à pleine gueule les sables de ses fonds, soit venue les déposer là, et que ces sables durcis, devenus pierres et rocs, aient gardé les stigmates de leur origine, quelque chose du déluge dévonien : des apparences de vagues figées, escarres prodigieuses de la croûte terrestre éventrée par les derniers spasmes du globe…

Aussi loin que la vue porte, ce ne sont qu’effrayantes carapaces suspendues au bord des abîmes, aiguilles lourdes de nuées, glaciers et lacs bleus comme des morceaux de ciel : le Grand-Som, le Granier, les entassements jurassiens, le mont Rose et le Cervin ; au sud, le Pelvoux, Taillefer largement étalé, les dentelures du Dévoluy…

Tout cela éclate, détone, hurle au soleil, charrie du feu, roule des fleuves de sang sur les neiges, jusqu’à ce que le brouillard s’abatte sur ce sang, le couvre, l’étanche ; et c’est alors une grande chape grise nouée aux quatre coins de l’horizon, qui ne laisse voir que des torses de piliers noirâtres, chancelants, des colonnes perdues dans un fourreau de brumes, des cathédrales fantômes… Toreutique cyclopéenne que la lune éclairera bientôt de sa lumière pâle, tel un de ces paysages de cités détruites que Milton a placés entre l’empire de la vie et celui de la mort.

Cette chaîne de Belledonne, par son imposante unité de structure, peut être prise pour une des principales clefs de voûte de l’édifice géologique dauphinois.

Cette arête cristalline qui domine le Graisivaudan et la faille profonde où coule la Romanche, cette longue arête parallèle au bloc chartreux, se prolonge, au nord, au delà de la vallée d’Arc jusqu’à Albertville ; plus loin,