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le dauphiné.

glaciers ne devenait-il point, en hiver, plus humble que l’humble source étanchant la soif de l’ermite Antoine dans sa solitude thébaïque ?

Les petits Mançanarès espagnols, qui ne mouillent leur lit qu’un jour seulement par cycle bissextile, auraient reconnu un frère dans ce ruisselet si chétif, si étique qu’il semblait sortir d’un compte-gouttes.

Un ingénieur distingué, M. Aristide Bergès, eut le premier l’idée de compenser, par une grande élévation de pente, son faible débit. Il s’agissait, en somme, de lâcher de très haut la masse liquide pour qu’elle retombât, avec plus de poids, sur le moteur à entrainer.

Ainsi fit M. Bergès. Il établit une chute de deux cents mètres, et ce même torrent qui, hier encore, ne pouvait pousser sans fatigue la roue d’un moulin, atteignit facilement 1,000 chevaux de puissance.

Le succès était grand.

Ce succès n’a fait que s’accroitre. Aujourd’hui, la chute dépasse cinq cents mètres – avec 3,000 chevaux.

Et nous n’en resterons pas là. Des percées analogues sont entreprises dans les vallées voisines. L’application du principe de variation des niveaux a changé l’état économique du Graisivaudan de façon complète. Le phylloxera qui récemment s’est déclaré, eût été autrefois un désastre irréparable ; maintenant, s’il a causé beaucoup de mal, on s’en console plus aisément. Les habitants trouvent dans les nombreuses manufactures rangées au pied des combes de Belledonne une tâche égale et relativement bien rémunérée.

La quantité énorme de force accumulée entre deux mille et quatre mille mètres d’altitude, la houille blanche, suivant la juste et pittoresque définition du comte de Cavour, représente 1,200,000 chevaux, dont 100,000 jusqu’à présent ont été seuls utilisés.

En drainant les eaux glaciaires par des tunnels, on arrivera à obtenir, rien qu’avec un torrent, 15,000 chevaux — soit l’énergie suffisante pour inonder de lumière électrique Grenoble et tous les bourgs de la plaine.

… C’est la nuit.

Les turbines ronflent, les meules brisent, les engrenages mordent, les courroies se suivent jumelles dans les rainures des poulies. La puissante carcasse de l’usine de Lancey se couvre de pointes de feu ; on dirait d’une église allumée, avec ses hautes fenêtres cintrées en porches. Au milieu du fracas des cylindres-laminoirs, des jets de vapeur qui montent en paquets de ouate grise, les machines, d’un mouvement lent, rythmique, laissent tomber le papier. On voit la feuille, d’abord tremblotante, gélatineuse, quasi liquide, se solidifier comme une mince crêpe, s’allonger toujours, sans fin, par millions de mètres…

Et penser que sur ces millions de mètres il est des gens qui écriront ! Que de journaux et que de livres ! Que d’inutilités ! Que de bêtises ! Et penser que, moi, je ferai de même qu’eux ! Cela me baille envie de couper net à mon grimoire, de me retirer de la lutte, à la façon du vieil Entelle de