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le dauphiné.

les femmes, aux fenêtres, cousant des gants pour les fabriques grenobloises, les marmots, sur la route de l’école, de petits gars trapus, joufflus et morveux, plongés jusqu’aux aisselles dans les bases profondes de leur culotte à trapons.

J’en observe un du coin de l’œil. La paresse sort de toute sa courte personne ramassée en boule. Il musarde le long des haies, retardant le plus possible l’heure fatale où il lui faudra, sous la surveillance du maître, aligner des barres et des ronds au tableau noir.

C’est un terrien de dix ans, un vrai terrien de la terre dauphinoise. Et il l’aime déjà, sa terre, autant qu’il déteste la géographie et l’arithmétique ce qui n’est pas peu dire. Par instants, il s’accroupit, prend une motte d’argile et la triture, la brise, pour le plaisir de voir couler l’or jaune de sa poussière.

Et sans doute il songe au jour où il la tiendra, lui aussi, la charrue ; au jour où la moisson se lèvera sous le soc… Et, ma foi, il n’y résiste pas : il s’enfonce en avant dans les terres, dans sa terre !

Un camarade l’appelle, plus fin, plus blanc de peau, fluet, presque anémié, un fils de rat-de-cave, rêvant succès de collèges, futur crève-faim dans un bureau d’enregistrement.

— Viens donc ! lui crie-t-il.

Mais l’autre se garde bien de l’écouter. Il a fait disparaitre dans la poche de sa monumentale culotte l’arithmétique et le cahier gêneurs et le voilà qui galope, disparaît dans les fossés, roule, tombe, se relève, toujours emporté par son amour furieux, instinctif, atavique de la terre.

Et je vois longtemps encore sa silhouette diminuée et dansante au loin dans les blés et dans les vignes de cette plaine du Graisivaudan, qui étale au soleil sa chair blonde de bonne femelle, jamais lasse de ses enfantements.

Pourvu, mon Dieu, qu’à douze ans l’amour de l’étude ne lui vienne point, à celui-là ! Pourvu que quelque Pet-de-loup, directeur de séminaire ou inspecteur d’académie, ne s’avise point de découvrir en cette ronde caboche montagnarde une graine de premiers prix pour prochains concours généraux ! Pourvu qu’on lui épargne les baccalauréats, les licences, Saint-Cyr ou Saint-Sulpice ! Pourvu que le latin, le grec, et les mathématiques, et les littératures, et les chimies et les philosophies diverses ne fassent point de ce petit animal solide, bien portant, l’espèce d’être hâve, sec, chauve et envieux qui n’appartient qu’aux professions dites libérales !

Pourvu, mon Dieu, qu’on n’en fasse point une moitié de savant, un professeur d’histoire à l’école normale de Pontivy, un médecin sans malades, un avocat sans plaideurs !

Pourvu qu’on le laisse à la Terre, celui-là – le dernier paysan !

Cette digression socio-pédagogique nous a entraîné loin de Domène. Il faut y revenir. Le pays en vaut la peine. Si Uriage eut l’honneur d’appartenir aux Alleman, noble famille, Domène eut l’honneur d’appartenir aux Aynard, non moins noble famille.