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le dauphiné.

à la Colin, chapeau melon incliné sur l’oreille… Qu’est-ce, tout ce brelan d’élégances ?

Nos gantiers et nos gantières, en fête aujourd’hui pour la Sainte-Anne, me souffle, à l’oreille, un Grenoblois complaisant.

Gantiers et gantières se tenant par la main, en farandole, remplissent les voitures. Un froufrou d’étoffes neuves cassées : et ces dames sont assises. À côté d’elles, ces messieurs ont quitté habit et cravate, et desserré d’un cran les boucles de leur gilet. Un gros courtaud suant, soufflant, congestionné, a même poussé la complaisance jusqu’à proposer à sa voisine de lui rendre semblable service :

— Si des fois vous vouliez, mademoiselle ?

— Merci, monsieur, a-t-elle répondu de l’air pincé d’une poule surprise.

Et comme l’autre, riant de toute sa face ronde, menaçait de porter une main hardie sur les formes pleines d’un corsage à fleurs bleues, sévèrement montant :

— Finissez donc, grand’biche ! s’est écriée la malheureuse persécutée.

— Voyons, mademoiselle, il fait si chaud ! croit devoir insister le galant.

— Oh ! mocossin, va !

« Mocossin » et « grand’biche » sont les deux termes qui traduisent le mieux l’indignation chez une ouvrière dauphinoise.

Mais cette indignation ne semble pas toujours bien franche. J’en ai pu juger par l’attitude de ma petite gantière qui venait de rabrouer si durement son compagnon.

Elle apparait maintenant tout embarrassée du vide qui s’est fait autour d’elle. Ses yeux, ses lèvres, son nez sollicitent le pardon… Va-t-elle ainsi rester seule ? Elle frappe du pied nerveusement, essaye d’attirer l’attention. Peines perdues. On la laisse.

C’est alors que, n’y tenant plus, elle lâchera de prendre un parti héroïque : elle risquera les premières avances, elle parlera.

— Vous ne m’en voulez plus, murmure-t-elle à voix très basse.

— Oh ! non, répond le gros rougeaud, avec vivacité.

— Alors, faisons la paix.

— Tope là.

Et voici qu’il la taquine de nouveau, la petite gantière, et que pas une seule fois : « grand mocossin » et « grand’biche ! » ne sont sortis de sa bouche. Il l’a même embrassée tout à l’heure. Pour le coup, c’était trop fort ! Elle s’est reculée… Grand moco… et puis elle s’est mise à rire gentiment.

La paix est décidément bien signée.

Tout à l’heure, à Gières, ils iront boire à leur nouvel accord.

Mais hop ! en wagon. À peine le temps de vider sa bouteille.

Le train s’envrille dans la gorge du Sonnant.

La gorge du Sonnant ! Des rocs noirâtres, tordus, à pic, un torrent fou ?… Vous voulez rire, monsieur le touriste, non, rien de cela ici. Laissez Salvator Rosa — et prenez Corot.