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le dauphiné.

Le brouillard partout. Brouillard tenace, brouillard anglais.

… Quand, soudain, le voilà disparaissant, ce brouillard, qui tout à l’heure nous noyait dans son flot cotonneux.

Quoi ? déjà, si vite ?

Apprenez que nous sommes maintenant en Dauphiné et que les Dauphinois laissent le brouillard aux Lyonnais. Chacun chez soi.

Au ton sec et tranchant de ce début de chapitre, on a pu reconnaître qu’il existait entre les deux provinces de sérieux sujets de querelles.

Sérieux, en effet. Venir reprocher à Lyon son brouillard, c’est presque de la cruauté. C’est reprocher à un infirme son infirmité, à un pauvre sa misère… Et pour que les Dauphinois manquent ainsi aux vertus chrétiennes, il faut que les torts envers eux soient graves. Graves : ils le sont.

La vérité, cependant, est qu’il y a eu, qu’il y a encore, des deux côtés, beaucoup d’intransigeance un point d’honneur trop intraitable. Les Lyonnais sont fiers de la grandeur de leur ville. Ils ont raison.

Les Dauphinois sont fiers de la hauteur de leurs montagnes. Ils ont raison.

Et alors, s’ils ont tous deux raison, pourquoi ne pas s’entendre, en déclarant réciproquement que Lyon est une grande ville et que les montagnes du Dauphiné sont très hautes ?

S’entendre ! Ah ! grands dieux ! que nous en sommes loin de ce sage équilibre !

Sachez donc qu’il ne s’écoule pas de jour, sans que les Lyonnais déclarent à tout venant que la Jungfrau est bien supérieure au Pelvoux, et que les cascades de l’Oisans ne sont que petites wallaces auprès de celles de la Suisse, et que les glaciers bernois, et que les sapins de l’Engadine, et que… Le moyen de rester calmes devant semblables affirmations ?

C’est alors que les Dauphinois se font une arme des brouillards de la Saône — pour conclure malicieusement, dans leurs critiques, par un éloge ampoulé de Marseille, au préjudice de l’ancienne capitale des Gaules.

Préférer Marseille, la rivale, la bête noire !…

Au fond, je suis sûr qu’on pardonnerait le « brouillard » mais le brouillard augmenté de Marseille : c’en est trop.

Et la discorde grandit.

Où s’arrêtera-t-elle ? Quand s’arrêtera-t-elle ? Dans combien de siècles ? On ne sait pas.

En attendant, sans en venir positivement à la guerre, les deux partis s’usent en escarmouches continuelles. Ils se « chinent », expression lyonnaise, ou « s’égougnent », expression dauphinoise.

Ajoutons, pour être impartial, que les Lyonnais souvent triomphent dans cette lutte à coups d’épithètes, qui ne sont pas de pur classique. On les vit récemment écraser l’adversaire sous ce double choc : « Bardoux et ventres-jaunes ».