échappait à leur intelligence encore barbare. Un siècle plus tard, vers 1060, ils transportèrent notre idiome, comme ils le parlaient en Algleterre ; et, demeurés maîtres de la contrée, ils prirent une faible part au grand mouvement littéraire du treizième siècle, qui devait marquer, sur le continent, la deuxième époque de la langue française. Jusqu’au règne d’Édouard III, ils gardèrent le néolatin du règne de Guillaume le Batard, sans admettre ni concevoir les principaux idiotismes de la syntaxe romane, consacrés depuis leur départ de France et nettement déterminés par les poëtes et les prosateurs du beau règne de Philippe-Auguste. Il en résulta qu’ils conservèrent plus longtemps que nous le goût, la passion des chansons de geste en vers assonants de dix syllabes, et qu’on retrouve encore aujourd’hui chez eux le plus grand nombre de ces monument de l’art du onzième siècle. Quand on les renouvelait à Paris, on les estimait encore à Londres dans leur ancienne forme ; on les y transcrivait encorc tels qu’ils avaien été composés pour des gens qui ne savaient pas lire, c’est à dire avec un cortège inévitable d’obscurités et de longueurs, les voix contemporaines n’étant plus là pour en maintenir l’ancien à-propos. D’ailleurs, pour être demeurés étrangers à l’impulsion grammaticale du treizième siècle, il devint bientôt impossible aux Anglo-Normands de regagner la route ouverte par nos trouvères ; ils s’engagèrent donc dans une voie nouvelle en réduisant à leur façon les faibles difficultés de la première syntaxe romane. Comme ils avaient toujours assez mal compris l’heureuse combinaison qui servait à distinguer à la fois dans les noms le sujet, le régime et le nombre, ils n’y virent plus même un moyen satisfaisant de distinguer le nombre ; et pour suppléer à cette lacune réelle, ils réduisirent toutes les anciennes variations orthographiques à une seule ; je veux dire l’addition d’un s dans les noms, les pronoms et les adjectifs pluriels. Ainsi, tandis que les Français disaient, au singulier :
Au pluriel :
Nominatif, li chants.
Accusatif, le chant
Nominatif :li chant.
Accusatif, les chants,
les Anglo-Normands dirent absolument, au singulier, li chant, et, au pluriel, li chants.
Maintenant, pourquoi les actes diplomatique et juridiques de l’Angleterre sont-ils écrits, même au treizième siècle, dans un français barbare ? C’est parce que les rédacteurs y font de malheureux efforts pour observer les règles d’une syntaxe qu’ils ne comprennent pas bien. Et l’ignoranee anglo-normande envahit bientôt la france, le premier fruit de nos discordes civiles, au quatorzième siècle, ayant été d’anéantir les paisibles réunions littéraires. Avec la culture de la poésie se perdit la délicatesse de l’élocution commune ; les clercs, repoussés dans leurs pieuses retraites, se remirent à l’étude exclusive du latin, et pour la langue vulgaire, on en vint à préférer, comme plus faciles, les réductions grammaticales opérées en Angleterre. Toutefois, en les acceptant, l’usage français les soumit à des règles plus précises et plus nettes. Le nom perdant ses modifications orthographiques, et n’admettant plus d’autres accident que l’s final marque du pluriel, on sentit la nécessité de déterminer laquelle devait rester de la forme nominative ou de la forme accusative. La dernière fut préférée, sans doute parce que le nom s’y trouvait en général mieux accentué. On écrivit en conséquence : le chant, le comte, le monde, l’homme, le veau, le chapeau, etc. Cis fut abandonné pour cil ou celui, liquex pour lequel, mi pour me, etc., etc. ; et cette révolution grammaticale était à peu près accomplie, quand le roi Charles V monta sur le trône, c’est à dire, vers le milieu du quatorzième siècle.
Telle fut donc la troisième époque de la langue française. Elle se recommande par la prose des chroniques de saint Denis, des histoires de Jean Froissart et des romans d’Antoine de la Salle ; par les poésies d’Eustache Deschamps, de Charles d’Orléans, de Villon. Ces ouvrages, écrits. d’un excellent style, offrent encore un reflet intelligent de l’élocution commune : on sent, en les regardant combien est préférable le langage ordinaire des gens du monde aux phrases péniblement étudiées sur les bancs de l’école. C’est donc chez les bons auteurs que je viens de nommer qu’il
faut suivre le génie de la parole française, et non cez Christine de Pisan, chez Alain Chartier, cez Molinet, Georges Chatelain ou Jean le Matre, ces pédants ingénieux qui firent au quinzième siècle d’incroyables efforts pour repousser notre langue dans son berceau romain, comme au seizième siècle d’autres écrivains voulurent la faire rebrousser jusqu’aux formes consacrées par Homère et Démosthène. Froissard justifie l’élocution de nos ancêtres de ces vaines et coupables tentatives qui, si elles firent longtemps honneur à leurs auteurs, doivent immortaliser aujourd’hui le souvenir de leur défaite.
Le seizième siècle, qui donna l’essor à tant de conceptions nouvelles, ne pouvait manquer d’étendre son influence sur les destinées de la langue française ; il en marque la quatrième époque. Mais si l’on fit la conquête d’un grand nombre de mots, on n’arriva pas au remaniement des anciennes formes. Nous en prenons à témoin les poésies du gentil Marot et du gracieux Mellin de Saint-Gelais, la prose du nerveux Champenois Larivey et de l’ardent Bourguignon des Perriers. Cependant il y eut un moment d’incertitude ; on allait peut-être décerner le prix de l’éloquence à la cabale de Ronsard et de du Barias, quand la satire de Rabelais rejeta dans le cercle des avortements prétentieux tous ces ennemis de la franche, naïve, élégante et claire élocution française. Après Rabelais vint Amyot, après Amyot, Henri Estienne et Pasquier ; puis, il faut le dire, car il ne s’agit ici que des bonnes formes du langage, le Parnasse satirique et le Moyen de parvenir.
Mais ce n’est pas tout : si le seizième siècle n’a pas changé le caractère de notre langue d’oui, il a merveilleusement disposé le terrain devant les pas de la génération suivante. Il a donné le mouvement et disposé les matériaux que le génie allait être appelé bientôt à mettre en œuvre. Avant Ramus, avant Dolet, le secours de la ponctuation nous manquait presque absolument : aucune marque de parenthèse et de suspension de pensées ; les accidents de prononciation étaient dépourvus de signes, et par conséquent on n’avait ni accents aigus ou graves, ni trémas, ni cédiles, ni apostrophes, ni circonflexes[1]. La séparation des phrases était, il est vrai, déjà indiquée par un point ; mais ces phrases avaient l’ampleur de nos alinéas et ne comportaient ni doubles points ni virgules. Avec la ponctuation et l’accentuation, il fallut inaugurer l’orthographe et rechercher comment tant de mots grecs, allemands, italiens, espagnols, étaient venus se réunir au grand élément latin, et comment, sans trop blesser l’usage, on pouvait consacrer la source de tous ces mots et opposer une digue aux caprices de l’accentuation. Sans doute, il est permis de regretter que les grammairiens aient alors donné trop d’importance à la forme radicale, et qu’ils aient fait plus d’une fois violence à la vieille et bonne prononciation, en surchargeant les mots de lettres qui n’étaient pas et n’avaient jamais été prononcées ; mais cet inconvénient est racheté par l’avantage de ramener à des formes précises un système graphique toujours menacé d’errer à l’aventure. Car il n’en est pas du français comme de l’espagnol ou de l’italien : le profit que nous avons su tirer des syllabes à demi articulées ne devant jamais permettre de rendre la prononciation pour base unique de l’orthographe, c’est pour les vrais littérateurs un grand avantage que de retrouver le cachet de la racine primitive imprimé sur la forme nouvelle. On a depuis simplifié l’orthographe du seizième siècle, mais on a conservé le système, et c’est là ce qui distingue principalement la langue française des patois de la France.
Nous dirons un seul mot de la cinquième époque, ouverte par les odes de Malherbe et fermée par les mille productions de Voltaire. C’est, à parler convenablement, l’ère académique. La fille de Richelieu fait passer au creuset toutes les formes léguées par les âges précédents ou consacrées par l’usage contemporain. Elle analyse les mots, elle en détermine le sens, elle en constate l’utilité, l’élégance ; elle détache du grand rameau les branches vieillies, elle y rattache de nouveaux bourgeons : enfin, en même temps qu’elle donne les préceptes, elle multiple les exemples ; et Vaugelas, Balzac, Corneille, Racine, Boileau, la Fontaine,
- ↑ 1 Voyez plus bas le mot Accent.