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air régnait ce calme pesant qui annonce la pluie ; de temps à autre seulement passaient de brusques rafales de sud-ouest, dont l'une fut si imprévue, si forte, qu'elle me fit faire un demi-tour sur moi-même. Je n'avais pas plus tôt atteint les nuages, mon altimètre marquant à ce moment plus de trois mille pieds, que la pluie se mit à tomber. Quel déluge ! L'eau claquait sur mes ailes, fouettait ma figure, ternissait mes lunettes, au point de presque m'aveugler. Je diminuai ma vitesse, car la lutte devenait trop pénible, mais quand je fus plus haut, ia grêlé succédant à la pluie, je dus virer de bord. L'un de mes cylindres ne donnait plus, sans doute par suite de l'encrassement du piston ; cependant je continuais de m'élever aveç toute la puissance voulue, et d'une façon régulière ; au bout d'un instant, mon cylindre, qu'elle qu'eût été la cause de son arrêt, repartit de lui-même, et son ronron se fondit dans l'ample et grave unisson des deux autres. Tel est l'avantage de nos « silencieux » modernes : nous gardons au moins sur nos moteurs le contrôle de l'oreille. Au moindre trouble dans leur fonctionnement, ils braillent, piaillent, sanglotent ; tous ces appels au secours se perdaient, jadis, quand l'appareil absorbait tous les bruits dans son affreux tintamarre. Ah ! si les premiers aviateurs pouvaient revenir voir la beauté, la perfection d'un mécanisme dont la conquête fut trop souvent payée de leur sang !...

Vers 9 h. 30, j'approchais des nuages. Audessous de moi s'étendait la vaste plaine de Salisbury. Une demi-douzaine d'avions, qui s'exerçaient à la hauteur d'un millier de pieds, faisaient, sur l'écran vert de l'arrière-plan, l'effet de petits martinets noirs. Certainement ils se demandaient à quoi je pensais de m'en aller si haut, en pleine région des nuages. Soudain une nuée grise se tendit au-dessus de moi, des vapeurs tournoyèrent à l'entour de mon visage. Cela était poisseux, froid, lugubre ; mais je dominais la tourmente de grêle, c'était autant de gagné. La nuée qui m'enveloppait avait la densité d'un brouillard de Londres. Pressé d'en sortir, je relevai le nez de mon appareil, jusqu'au moment où se fit entendre mon signal d'alarme automatique et où je commençai de me sentir glisser en arrière. Mes ailes trempées, ruisselantes, m'avaient alourdi plus que je n'aurais cru ; heureusement, je finis par rencontrer un nuage plus léger, et bientôt j'eus percé la première couche. J'en apercevais une seconde, floconneuse et opaline, à une très grande hauteur ; entre ce plafond d'un blanc uniforme et le plancher uniformément noir que je venais de quitter, je m'élevais toujours, dans une vaste spirale. C'est le désert absolu que ces régions des nuages ; un vol de petits oiseaux aquatiques en route vers le sudouest, étant venu à se croiser avec le mien, le battement rapide de leurs ailes, le cri musical qui l'accompagnait, furent une vraie joie pour mon oreille.

Le vent, sous moi, poussait et rbulait les nuages. Il s'y fit, à certain moment, un large remous, un tourbillon de vapeur, au-dessous duquel j'entrevis, comme au fond d'un entonnoir, le monde lointain. Un grand biplan de couleur claire passait très bas, — sans doute celui qui fait chaque matin le service du courrier entre Bristol et Londres. Puis le tourbillon se referma, je retrouvai la solitude complète.

Il était dix heures juste quand j'atteignis la couche supérieure. Ses vapeurs diaphanes dérivaient rapidement vers l'ouest. Le vent n'avait cessé de croître, jusqu'à devenir une très forte brise, d'environ vingt-huit milles à l'heure d'après mon calcul. Déjà il faisait très froid, bien que mon altimètre ne marquât que neuf mille pieds de haut. Le moteur tirait à merveille, je montais régulièrement. La couche était plus épaisse que je ne l'aurais supposé ; peu à peu, cependant, elle s'amincit, et je n'eus plus devant moi qu'un brouillard doré, dont je me dégageai enfin pour apercevoir au-dessus de moi un ciel limpide et rayonnant de soleil, au-dessous une pluie d'argent qui scintillait à l'infini. A dix heures un quart, le barographe enregistrait une hauteur de douze mille huit cents pieds. Je m'élevais sans cesse, les oreilles attentives au bourdonnement profond du moteur, les yeux continuellement affairés et ne quittant la montre que pour le compte-tours, le niveau d'essence ou la pompe à huile. Quoi d'étonnant si l'on a dit que les aviateurs sont la race intrépide ? Trop de choses les occupent à la fois pour qu'ils aient le temps de penser à eux-mêmes. C'est à peu près vers ce moment que je me rendis compte du peu de crédit qu'on doit faire à la boussole, passé une certaine hauteur. A quinze mille pieds, la mienne marquait E. quart S.-E. Le soleil et le vent me donnèrent l'orientation exacte.

J'avais cru trouver le calme éternel à ces altitudes ; au contraire, de mille en mille pieds, les rafales augmentaient de violence. Ma machine trépidait et geignait dans ses moindres jointures, dans ses derniers rivets ; et, quand je l'inclinais pour un virage, elle était balayée comme une feuille, elle glissait dans le vent à une allure où jamais encore peut-être un mortel ne s'était vu emporté. Il ne me fallait pas moins tourner, tourner sans trêve, dans le lit du vent, car, ce que je poursuivais, ce n'était pas simplement le record de l'altitude : une de mes jungles aériennes devait, à mon idée, se trouver au-dessus de Wiltshire ; si j'allais aboutir hors de cette zone étroite, mes efforts n'auraient servi de rien.

Vers midi, comme j'atteignais la hauteur de dix-neuf mille pieds, le vent était si rude que je regardai avec angoisse les attaches de mes ailes, craignant de les voir tout à coup faiblir ou se rompre. Je défis même mon parachute, et j'en assurai les crochets à ma ceinture afin d'être paré à toute éventualité. J'étais à une de ces minutes où le plus petit vice de construction dans l'appareil entraîne la mort de l'aviateur. Mais mon appareil tint bon. Son armature, ses haubans vibraient et bourdonnaient à l'envi comme des harpes éoliennes ; pourtant, ballotté, tourmenté, - il dominait magnifiquement les forces de la nature, il imposait sa maîtrise au ciel.


Ainsi rêvant, je gravissais un effroyable plan incliné, cependant que le vent tantôt flagellait ma figure, tsntôt sifflait derrière mes oreilles. J'avais laissé si bas la région des nuages que ses plis et ses flocons argentés se confondaient en une étendue plate et brillante. Et, soudain, j'eus une aventure non seulement terrible, mais inouïe. Je savais d'expérience ce que c'est que d'être pris dans un remous, mais jamais je n'en avais rencontré d'aussi formidable : l'un me happa à l'improviste ; pendant une ou deux minutes, je virai, virai, à une telle vitesse que j'en perdis presque connaissance ; et, tout d'un coup, penchant sur l'aile gauche, je m'abîmai dans l'entonnoir central, je tombai comme un caillou à une profondeur voisine de mille pieds. Par bonheur, mon ceinturon me retint à mon siège ; le choc m'avait coupé la respiration ; je pendais à demi insensible pardessus le fuselage. Mais je reste toujours capable d'un effort suprême, c'est mon seul grand mérite d'aviateur. Dans un terrible mouvement de torsion, jetant de côté tout mon poids, je redressai mes plans et piquai hors du vent ; l'instant d'après, j'avais échappé aux remous et filais mollement dans le ciel. Brisé mais victorieux, je cabrai l'appareil, je repris mon ascension régulière en spirale. J'eus soin de me donner du champ pour éviter l'endroit du tourbillon, et bientôt je le survolai : j'étais tranquille. A une heure, j'atteignais la hauteur de vingt et un mille pieds au-dessus du niveau de la mer. J'avais, à ma vive satisfaction, dépassé la zone de tempête ; de cent en cent pieds, l'air devenait plus calme. Il faisait d'ailleurs très froid, et j'éprouvais ces nausées particulières que donne la raréfaction de l'air. Je dévissai pour la première fois l'orifice de mon ballon d'oxygène, j'aspirai une bouffée de cet admirable gaz ; pareil à un cordial, il s'insinua dans mes veines ; une gaieté m'envahit, assez semblable à de la griserie ; et me voilà criant, chantant à tue-tête, tandis qu'un essor continu me portait toujours plus haut dans la paix de ces régions glaciales !

Il est clair pour moi que l'insensibilité dont furent frappés Glaisher et, à un degré moindre, Coxwell, lorsqu'en 1862 ils atteignirent à bord d'un ballon la hauteur de trente mille pieds, est attribuable à l'extrême rapidité avec laquelle s'effectue une ascension perpendiculaire ; quand on s'élève comme sur une pente douce et qu on prend le temps de s'habituer à la diminution de la pression barométrique, on n'a pas à redouter les mêmes effets. A cette hauteur de trente mille pieds, je constatai que, même sans le secours de mon inhalateur, je respirais sans trop d'angoisse. Mais le froid était vraiment cruel, mon thermomètre Fahrenheit marquait zéro. A une heure trente, j'étais à près de sept milles au-dessus de la surface de la terre, et je continuais de monter régulièrement. Je m'aperçus toutefois que l'air raréfié offrait à mes plans un support beaucoup moins ferme et que, par suite, je devais réduire considérablement mon angle de montée. Déjà il devenait manifeste que, malgré mon faible poids personnel et la puissance de mon moteur, j'allais arriver à un point que je ne pourrais franchir. Circonstance aggravante, une des bougies du moteur s'était remise à faire des siennes, j'avais à tout instant des ratés. Le coeur me pesait gros à la pensée d'un échec.

Sur ces entrefaites, se produisit un incident des plus extraordinaires : quelque chose déchira l'air près de moi dans une traînée de fumée ; puis il y eut un bruit d'explosion, accompagné d'un sifflement et d'un jet d épaisse vapeur. Je fus une minute sans pouvoir imaginer ce qui arrivait ; enfin je me rappelai que la terre est sans cesse. bombardée par des bolides, qui la rendraient inhabitable si presque toujours ils ne se dissolvaient dans les régions éloignées de l'atmosphère. C'est là un danger nouveau pour l'homme qui explore les altitudes.

L'aiguille de mon barographe marquait quarante et un mille trois cents pieds, quand je compris que je n'irais pas plus haut. Non pas que, physiquement, la tension dépassât encore mes forces ; mais l'appareil était, lui, au bout de ses moyens. L'air trop léger ne soutenait plus suffisamment ses ailes ; à la moindre inclinaison, il faisait une embardée ; enfin il devenait paresseux à la manoeuvre. Je continuais d'avoir des ratés, et deux de mes cylindres, à ce qu'il me semblait, ne donnaient plus. Si je n'avais pas, dès maintenant, atteint la zone que je cherchais, je ne l'atteindrais certainement pas ce jour-là. Mais ne se pouvait-il pas que je l'eusse atteinte ?

Planant en cercle, ainsi qu'un faucon géant, au-dessus du niveau de quarante mille pieds, je laissai le monoplan se guider tout seul ; puis, avec ma jumelle Mannheim, je fouillai l'espace autour de moi. Tout à coup, il me vint à l'idée que je ferais sagement d'accélérer ma vitesse et d'élargir mon champ d'exploration. Une fois entré dans la jungle aérienne, j'aurais à la parcourir d'un bout à l'autre si je voulais, en bon chasseur, y trouver du gibier. Du moment que, sauf erreur, ,mes déductions la plaçaient quelque part au-dessus de Wiltshire, elle devait, par rapport à moi, se trouver au sud-ouest. Je m'orientai sur le soleil. Je n'avais plus d'essence que pour une heure environ, mais je pouvais me permettre d'en consommer jusqu'à la dernière goutte, puisque, à tout moment, un simple et magnifique vol plané me ramènerait à terre sans encombre.

Subitement, je m'avisai de quelque chose de nouveau. L'air, devant moi, avait perdu sa transparence cristalline, il était plein de longues effilochures faites de je ne sais quoi, et comparables à des fumées de cigarettes très fines. Cela formait des ronds et des volutes, qui tournaient et se tortillaient sous le soleil. Dans l'instant où le monoplan s'engageait au travers, je perçus un léger goût d'huile sur mes lèvres, et je vis se déposer sur mon appareil une sorte d'écume grasse. Il semblait qu'une matière organique à peu près impondérable fût en suspension dans l'atmosphère. Il n'y avait là aucune vie. C'était quelque chose d'inachevé et de diffus, qui s'étendait sur plusieurs acres et s'effrangeait dans le vide. Non, ce n'était point là de la vie. Mais ne se pouvait-il pas que ce fût la nourriture d'une vie, et d'une vie monstrueuse, comme l'humble plancton, cette graisse de l'océan, est la nourriture de la puissante baleine? Tandis que ces pensées me traversaient l'esprit, je levai les yeux, et j'eus la plus merveilleuse vision qui se soit jamais offerte à un homme.

Représentez-vous une méduse, pareille à celles qu'on voit flotter dans nos mers aux jours de la belle saison ; une méduse en forme de cloche, énorme, beaucoup plus grande, à ce qu'il me parut, que le dôme de Saint-Paul. Elle était d'un coloris rose tendre finement veiné de vert, et faite d'une substance si ténue qu'à peine se profilait-elle, comme une évocation de féerie, sur le ciel bleu sombre ; des vibrations délicates l'animaient avec le rythme d'un pouls ; enfin, elle laissait pendre deux longs tentacules, qu'elle inclinait nonchalemment tantôt en avant, tantôt en arrière. Légère et frêle comme une bulle de savon, la fastueuse créature passa au-dessus de moi ; et je la vis poursuivre doucement son chemin, dans un mystérieux silence.

Désireux de l'admirer encore, je venais de faire faire demi-tour à mon avion, lorsque, inopinément, je me trouvai au milieu d'une véritable flotte de créatures pareilles. Il y en avait de toutes les dimensions, mais aucune aussi grande que la première. Quelques-unes étaient très petites, la plupart avaient la grosseur moyenne d'un ballon, avec la même courbure au sommet. Par la transparence du tissu et du coloris, elles me rappelèrent les plus beaux verres de Venise. Le vert et le rose prévalaient chez elles ; mâis là où le soleil transperçait leurs formes subtiles, elles s'allumaient toutes de feux irisés. Elles voguaient par centaines autour de moi, merveilleuse escadrille, étranges et mystérieuses galères du ciel, si bien appropriées, comme dessin et comme substance, à la pureté de ces hauteurs, qu'on n'eût pu concevoir rien de tel à proximité des regards et des bruits terrestres.

Mais mon attention ne tarda pas d'être attirée par un nouveau phénomène : je découvris ce que j'appellerai les serpents de l'extrême atmosphère. C'étaient comme des anneaux de vapeur, longs, minces, fantastiques, animés d'un mouvement de torsion et de rotation si rapide que j'avais peine à les suivre du regard. Certaines de ces créatures fantômes mesuraient une longueur de vingt pieds, mais il eût été difficile d'évaluer leur circonférence, car les bords en étaient si indistincts qu'on eût dit qu ils se fondaient dans l'espace. Ces serpents de mer étaient, quant à la couleur, d'un vert très dilué ou d'un gris de fumée coupé de lignes intérieures plus sombres qui décelaient nettement un organisme. L'un d'entre eux passa si près de moi qu'il me frôla presque le visage, et j'eus le sentiment d'un contact froid, visqueux, mais d'ailleurs si peu matériel que pas un instant je ne le rattachai dans mon esprit à la possibilité d'un danger physique, non plus que je ne l'avais fait pour les belles créatures en forme de cloches. Il n'y avait pas dans tout cela plus de consistance apparente que dans l'écume d'une vague qui vient de se briser.


Une aventure plus terrible m'attendait. D'une grande hauteur descendait quelque chose comme un paquet de vapeur pourpre. Cela ne faisait encore, au moment où je l'aperçus, qu'une assez petite tache, mais qui grossit très vite à mesure qu'elle se rapprochait de moi et, finalement, me parut mesurer plusieurs centaines de pieds carrés. Bien que fait d'une substance transparente comme de la gelée, ce n en était pas moins d'un dessin plus défini et d'une matière plus ferme que tout ce qui m'était apparu jusque là. Puis j'y reconnaissais plus de marques d'une organisation physique, notamment, de chaque côté, deux vastes plaques circulaires et obscures, qui pouvaient être les yeux, et dans l'intervalle desquelles faisait saillie une sorte de bec parfaitement solide, blanc, crochu et féroce.

L'apparence tout entière du monstre était formidable et menaçante. Il changeait de couleur à vue d'oeil, passait du mauve clair au rouge sombre de la colère, et bientôt devenait