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si noir, si opaque qu'il m'interceptait le soleil. Au sommet de la courbe que décrivait son corps gigantesque, il y avait trois énormes poches formant ampoule ; ét je me convainquis, en les regardant, qu'elles étaient gonflées d'un gaz extrêmement léger, destiné à soutenir dans l'air raréfié sa masse informe à demi-solide. Un pouvoir de déplacement très rapide lui permettait de se maintenir sans peine à l'allure de l'aéroplane. J'eus l'horreur d'en être escorté sur un parcours de plus de vingt milles. Planant au-dessus de mon appareil, comme un oiseau de proie qui n'attend que le moment de fondre, il avançait en projetant devant lui, d'une manière si prompte qu'elle était presque insaisissable, une longue banderole glutineuse, laquelle semblait ensuite haler tout le reste du corps. Il se tordait sur lui-même de telle sorte, il était si gélatineux, si élastique, qu'il n'avait pas deux minutes de suite la même forme ; et chacun de ses mouvements le rendait plus répugnant, plus redoutable.

Je compris qu'il me voulait du mal. Il m'en avertissait chaque fois qu'un flot de pourpre inondait son corps hideux. Ses vagues yeux à fleur de tête, sans cesse braqués sur moi, avaient une expression de froide et implacable haine. Pour lui échapper, je voulus descendre ; mais je n avais pas plus tôt commencé ma manoeuvre qu'un long tentacule, se détachant de cette masse de gelée flottante, venait, avec la sinueuse légèreté d'une lanière de cravache, s'abattre sur l'avant de mon appareil. Un sifflement aigu se fit entendre au moment où il se posa sur la paroi brûlante du moteur ; puis il se retira, il s'enroula dans l'air, et l'immense corps lui-même se contracta, comme par l'effet d'une souffrance brusque. Je plongeai dans un vol piqué ; mais un deuxième tentacule s'abattit sur mon monoplan, pour être aussitôt tranché par l'hélice comme un simple cordon de fumée. Une espèce de long serpentin noir, gluant, venu de derrière, me prit alors par la ceinture et se mit à me tirer hors du fuselage. Je l'arrachai ; plongeant mes doigts dans cette glu lisse, je réussis à m'en dépêtrer. Mais un deuxième serpentin, s'enroulant autour d'une de mes bottes, me donna une secousse si forte qu'elle me renversa.

J'avais, dans la seconde même où je tombais, tiré à la fois les deux coups de mon fusil. Imaginer qu'une arme humaine dût avoir raison d'une masse si puissante, c'était un peu comme de prétendre attaquer un éléphant avec une sarbacane. Le résultat me surprit d'autant plus : crevée par une chevrotine, une des grandes vésicules placées sur le dos du monstre fit violemment explosion. Ainsi, j'avais raison dans mes conjectures, les trois vésicules étaient effectivement gonflées de gaz et destinées à soutenir dans l'air ce corps semblable à un immense nuage ; car, instantanément, je le vis se replier sur le côté, se tordre en efforts désespérés pour recouvrer son équilibre, tandis que l'appendice blanchâtre qui lui servait de bec s'ouvrait et se fermait comme pour mordre, avec une horrible furie. Mais j'étais déjà loin, emporté de toute la vitesse de mon moteur dans une descente vérticale de la plus folle audace, la poussée de mon hélice s'ajoutant au poids de mon appareil pour me précipiter comme un aérolithe. Très haut derrière moi, je vis une fumée pourpre décroître, puis se dissiper dans le bleu du ciel : j'avais échappé, sain et sauf, à la mortelle jungle des hautes sphères.

Une fois fiors de danger, je coupai les gaz, car rien ne risque de faire sauter un moteur comme de descendre de haut à pleine puissance. Et je revins à terre dans un magnifique vol plané. Au moment où j émergeais des nuages, je vis sous, moi le canal de Bristol ; mais j'avais encore de l'essence et j'allais atterrir à un demi-mille du village d'Âshcombe. Là, j'obtins d'une automobile qui passait qu'on me cédât trois bidons d'essence, et, à six heures du soir, je me retrouvais enfin sur mon terrain de Devizes, après une expédition comme nul au monde n'en avait jamais tentée ni contée. J'ai vu la beauté et l'horreur des altitudes, beauté plus grande, horreur pire que tout ce que l'homme connaît encore.

Maintenant, je suis décidé à renouveler ma tentative avant d'en publier les résultats. Car une pareille divulgation doit s'accompagner de preuves. Ces ravissantes bulles irisées, qui peuplent les hautes régions de l'air, ne doivent pas être faciles à capturer. S'il est vrai qu'elles vont lentement à la dérive et que ce ne serait quun jeu pour mon monoplan d'intercepter leur course paresseuse, il est, d'autre part, assez probable que, dans une atmosphère plus lourde, elles se dissoudraient, et que je ne ramènerais à terre qu'un petit tas de gelée amorphe. Mais il doit y avoir là-haut quelque chose qui, si j'arrivais à le ramener, donnerait du poids à mes paroles. Oui, je reviendrai là-haut, dussé-je, en y revenant, courir des risques. Les horribles créatures pourpres n'y semblent pas nombreuses. Sans doute n'en rencontrerai-je pas une. Et si j'en rencontrais, je me hâterais de plonger. Au pis aller, avec mon fusil et ma connaissance de...


Ici, par malheur, une page du manuscrit manque. Sur la page suivante, on lit ceci, tracé d'une grande écriture irrégulière, aux lettres disjointes :

« Quarante mille pieds. Jamais je ne reverrai la terre. Il y en a trois au-dessous de moi. Que Dieu me soit en aide ! L'horrible mort ! »

Tel est, dans son entier, le document Joyce-Armstrong. De l'aviateur, on n'a jamais découvert aucun reste, mais des débris épars de son monoplan ont été retrouvés dans la réserve de M. Budd-Lushington, sur les confins du Kent et du Sussex, à quelques milles de l'endroit où l'on avait ramassé le calepin. Si, comme le présumait le malheureux aviateur, la jungle de l'air dont il parlait n'occupe qu'une étendue circonscrite au-dessus de la région sud-ouest de l'Angleterre, il semble qu'il ait dû la fuir de toute la vitesse de son appareil, mais qu'il ait été rejoint et dévoré par les monstres en un lieu de l'espace dominant l'endroit où l'on a recueilli ses tristes reliques. Là vision de ce monoplan qui se laisse glisser du haut du ciel, tandis que des créatures sans nom le poursuivent par-dessous, lui coupent le chemin de la descente et, peu à peu, referment sur lui leur cercle, est de celles où l'on préfère ne pas s'attarder quand on tient à sa raison. Beaucoup de personnes, je le sais, continuent de tourner en dérision les faits que je viens de présenter ; elles sont toutefois bien forcées d'admettre la disparition de Joyce-Armstrong. Qu'elles se souviennent qu'il a écrit lui-même : « Ces notes montreront ce que j'ai voulu faire, et comment j'ai perdu la vie en le faisant ; mais, de grâce, qu'on n'aille plus parler d'accidents et de mystères ! »