Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se donnèrent pour chef un enfant à peine âgé de seize ans, nommé Mirza Yaya, qui, à l’exemple du fondateur de la nouvelle religion, prit le titre d'Altesse Sublime. Le premier soin de Mirza Yaya fut de quitter Téhéran et de parcourir toutes les villes de la Perse. Il sentait combien il était nécessaire de raffermir le courage des Babys, de soutenir leur constance et de défendre en même temps toute tentative de soulèvement à main armée. Puis il quitta la Perse, où sa vie était en péril, et se retira à Bagdad, de manière à se mettre en relations faciles avec les Chiites qui venaient à Nedjef et à Kerbéla visiter les tombeaux des imams.

Malgré la tranquillité apparente du pays, l’insurrection n’avait point désarmé et projetait, faute impardonnable, de s’attaquer à la personne même du roi.

Au retour de la chasse, Nasr ed-din chah regagnait un jour son palais de Niavarand, et, afin d’éviter la poussière soulevée par les chevaux de l’escorte, il marchait seul en avant de ses officiers, quand trois hommes, sortant inopinément d’une touffe de buissons, se précipitèrent vers lui. Pendant que l’un d’eux tendait une pétition, que l’autre se jetait à la tête du cheval et déchargeait un pistolet sur le monarque, le troisième cherchait à le désarçonner en le tirant violemment par la jambe. Quelques chevrotines emportèrent le gland de perles attaché au cou du cheval, les autres criblèrent le bras du roi et effleurèrent ses reins. Nasr ed-din chah, qui ne le cède en sang-froid et en courage à aucun de ses légendaires devanciers, ne fut pas troublé de cette agression : il prit le temps d’assener plusieurs coups de poing sur la figure de ses adversaires, puis enleva au galop sa monture déjà épouvantée et put échapper aux mains de ses agresseurs.

Saisis et interrogés sur l’heure, les assassins affirmèrent qu’ils n’avaient point de complices en Perse et qu’ils étaient innocents, car ils avaient simplement accompli les ordres émanant d’une autorité sacrée.

A la suite de cet attentat, plusieurs arrestations eurent lieu à Téhéran, entre autres celle de la célèbre Gourret el-Ayn, dont on avait perdu les traces depuis quelque temps. Les captifs, au nombre de quarante, furent jugés d’une manière sommaire et livrés aux grands officiers, au corps des mirzas et aux divers fonctionnaires ou employés des services publics. Avec une cruauté dont on retrouvera difficilement un second exemple, le premier ministre avait décidé que les supplices inventés jusqu’à ce jour étaient insuffisants pour punir les prisonniers : « Le roi, avait-il dit, jugera de l’attachement de ses serviteurs à la qualité des tortures qu’ils infligeront aux plus détestables des criminels. »

Les bourreaux se piquèrent d’ingéniosité.

Les uns firent taillader les patients à coups de canif et aidèrent eux-mêmes à prolonger leurs souffrances ; les autres leur firent attacher les pieds et les mains à des arbres dont on avait rapproché les cimes et qui, en reprenant leur position naturelle, arrachaient les membres du condamné. Bon nombre de Babys furent déchirés à coups de fouet ; enfin on vit traîner à travers les bazars de Téhéran des hommes transformés en torchère ambulante. Sur leur poitrine, couverte de profondes incisions, on avait planté des bougies allumées, qu’éteignaient, lorsqu’elles arrivaient au niveau des chairs, les caillots de sang accumulés autour des plaies. Presque tous ces malheureux montrèrent au milieu des tortures un courage d’illuminés : les pères marchaient sur le corps de leurs enfants ; les enfants demandaient avec rage à avoir la tête coupée sur le cadavre de leur père.

Les supplices finirent faute de gens a supplicier.

Restait Gourret el-Ayn. Dès son arrestation elle avait été confiée au premier ministre, Mahmoud khan, qui l’avait enfermée dans son andéroun et avait chargé sa femme du soin de la garder. Celle-ci désirait sauver la vie de la prisonnière et fit dans ce but les plus grands efforts. Elle lui représenta qu’elle n’avait plus rien à espérer des siens, qu’en reniant ses