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escorte, ils portent une tiare de feutre brun, le long fusil jeté en travers des épaules, et un pantalon si large qu’ils sont obligés de ramener un pan de chaque jambe dans leur ceinture pour pouvoir marcher. Leur brillant uniforme (la plaque de ceinturon) et le droit de répondre à coups de bâton à toute question indiscrète les autoriseraient à se montrer arrogants ; il n’en est rien : les gendarmes bavardent tout le long du chemin et ne dédaignent pas de nous mettre au courant de leurs affaires privées.

«  Alors tu es enchanté de ton sort ? ai-je demandé a l’un d’eux qui soutient la tète de mon cheval quand il passe sur une roche glissante.

— Que pourrais-je demander à Allah ? Je jouis d’une bonne santé et, grâce au ciel, mes pieds n’ont pas encore fait connaissance avec le bâton.

— Quelle est ta solde ?

— Je gagne soixante-dix krans (soixante-dix francs) par an, me répond-il avec orgueil.

— Tu dois nager dans l’or ?

— J’étais en effet bien à l’aise il y a quelques années, mais je me suis marié : mes femmes m’ont donné huit enfants, et depuis lors j’ai quelque peine à finir l’année. Si le gouverneur, sur votre demande, augmentait seulement mes appointements de dix krans, je serais le plus heureux des toufangtchis de Sa Majesté.

— Je m’occuperai de toi si tu me conduis à un manzel convenable. » Les monuments de l’ersépolis sont divisés en deux groupes, désignés sous les noms de Nakhchè Houstem (Dessins de Houstem) et de Takhtè Djemchid (Trône de hjemchid). Ces deux groupes sont distants l’un de l’autre de huit à dix kilomètres. Une masure décorée du nom de tchaparkhanè est placée entre les deux : c’est l’horrible gîte choisi par notre escorte. Les voyageurs ne s’arrêtent pas à Persépolis, à cause de l’air malsain qu’on y respire ; le service de la poste est peu actif dans le Fars : aussi les terrasses et le balakhanè de notre auberge sont-ils écroulés. L’unique pièce dans laquelle on peut s’abriter est embarrassée de vieux licous, de guivehs hors d’usage et des maigres provisions du tchapartchi (gardien du tchaparkhanè), dont la mine pitoyable ne fait pas honneur à la salubrité du pays. Sur nos instances, la chambre est nettoyée et mise à notre disposition.

Après le dîner, prenant pitié de nos serviteurs, je les engage à venir s’étendre dans la seule pièce habitable.

Nous nous garderions bien de dormir sous un toit, me dit le cuisinier ; dès (pie vous aurez éteint la lumière, vous serez dévorés par les moustiques ; le seul moyen de ne pas être mangé tout vif est de passer la nuit au grand air. »

Hélas ! le cuisinier avait dit vrai : à peine avions-nous cessé de remuer, que nous nous sommes sentis transpercés par mille aiguillons. Les moustiques de Persépolis sont silencieux, mais ils rachètent leur mutisme par une voracité sans exemple. La nature, trop bienveillante à leur égard, les a fait minces et petits, et leur a permis ainsi de s’introduire à travers les plus étroites ouvertures des vêtements. Marcel crut déjouer les attaques de ces impitoyables ennemis en ficelant, son pantalon autour des jambes, en couvrant ses pieds d’une épaisse chaussure de cuir, et en emmaillotant ses mains dans des serviettes. Vaines espérances ! les bourreaux se sont dédommagés aux dépens de la figure, et des lèvres surtout, qu’il fallait bien laisser à découvert pour respirer. La crainte de la fièvre nous a néanmoins retenus dans la chambre ; le soleil, trop long à venir, nous y a trouvés debout ! L’astre du jour eut mieux fait de se cacher à jamais que d’éclairer nos masques grotesques aux yeux boursouflés, aux lèvres tuméfiées. Il ne s’agit pas de pleurer sur cette pitoyable transformation, mais de se diriger vers un grand rocher taillé à pic, que la caravane a laissé cette nuit sur sa droite, en entrant dans la plaine de la Merdacli. En me rapprochant de cette montagne abrupte, mes yeux se portent d’abord sur la