Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/391

Cette page n’a pas encore été corrigée

— J’en suis certain, Çaheb. D’ailleurs interrogez les tcharvadars. Il n’est pas nécessaire d’avoir traîné ses guivehs durant soixante années sur les routes de caravane pour être renseigné à ce sujet.

— Dans quel but t’informes-lu avec, cette insistance des chemins qui conduisent à l’est ? dis-je à Marcel. Nous n’avons jamais eu l’intention de visiter la Kirmanie.

— Parce que nous sommes dans le voisinage de l’itinéraire suivi par Alexandre a son retour des Indes, et qu’il est du plus haut intérêt de constater que le roi macédonien n’a pu venir à Persépolis en traversant le désert de Kirman, Maderè Soleïman et les gorges du Polvar, mais qu’il a été forcé de suivre les routes de caravane et de rentrer en Perse par Darab et les passes de Sarvistan. »

1er octobre. — Au milieu de la nuit j’ai été réveillée par un bruit infernal : après deux jours de repos la caravane reprend sa marche. Tandis que je me prélasse mollement allongée sur une paillasse fraîchement garnie, je me prends à répéter avec un bonheur égoïste les vers du poète :

Suave, man magna, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem ;
Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas,
Sed, quibus ipse malis careas, quia cernere suave est !.

[1]

Je me repose et mes compagnons de route grimpent mélancoliquement sur leurs montures ou s’effondrent dans les kadjavehs en se rappelant peut-être, de leur côté, le célèbre passage d’IIatiz : « Lorsque nous fendons dans une nuit obscure des vagues terribles et des gouffres effrayants, com bien de ceux qui habitent en sûreté le rivage peuvent comprendre notre situation ? »

A l’aurore nous nous mettons en selle, et, laissant sur notre gauche les ruines du takht et des palais, nous nous dirigeons vers un village d’aspect misérable, placé non loin de la brèche au fond de laquelle s’écoule le Polvar. Les maisons bâties en terre s’appuient sur d’antiques soubassements de pierres blanches. Marcel voudrait les examiner, mais ce serait s’exposer à troubler la paix des ménages : il faut y renoncer. Au delà de ces constructions s’élève un petit monument dont la couleur dorée me rappelle la teinte si chaude des beaux marbres pentéliques. Il est isolé du village et d’un accès facile. Les chevaux traversent un cimetière et s’arrêtent au pied même de l’édicule désigné par les Anglais sous le nom de Tombeau de Cyrus, et par les Persans sous celui de Gabre Maderè Soleïman (Tombeau de la Mère de Salomon).

De toutes les constructions de la plaine du Polvar c’est incontestablement la plus intéressante et la mieux conservée. Le caractère archaïque de l’architecture grecque du naos et le fronton qui le couronne, le seul que l’on puisse signaler dans toute la Perse, attirent tout d’abord notre attention. Le tombeau est porté, sur six gradins de dimensions décroissantes, reposant eux-mêmes sur un socle débordant largement au-dessous de la dernière marche ; un escalier. en partie détruit, servait à gravir les degrés. Tout cet ensemble est bâti en pierres calcaires colossales, assemblées avec la plus grande précision ; la couverture est massive et exécutée en pierre, comme tout le reste du monument. Le gabre était entouré d’un portique : je retrouve des bases et même des fûts de colonnes sur trois côtés, mais sur le quatrième je recherche en vain des traces de construction. On pénétrait dans la cour centrale par trois portes basses et étroites, dont les montants sont encore debout ; mais je suis surprise de constater

  1. « Il est doux, quand la vaste mer est bouleversée par les vents, d’assister du rivage aux dures épreuves subies par un autre que nous ; non pas qu’on trouve une jouissance dans les souffrances d’autrui, mais c’est une douceur de voir les maux dont on est exempt. » (Lucrèce, trad. de Crousté.) (note de l’éditeur.)