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«  Contemple, ajoute mon mari, le beau point de vue qui se présente du haut de cette terrasse et, si tu ne me gardes pas rancune de l’avoir entraînée hors du village après une si longue étape, tu conviendras que jamais emplacement mieux choisi ne domina un plus magnifique panorama. »

Je suis peu disposée à m’enthousiasmer en ce moment. A ces paroles je jette cependant les yeux dans la direction de la plaine du Polvar, et je ne puis m’enipècher d’admirer, sans en rien avouer, le grand cirque violacé qui nous entoure. A l’ouest la vallée est limitée par un massif de hautes montagnes se rattachant à la chaîne des Bakhtyaris ; au sud une ramification de ce soulèvement ferme l’entrée du Fars ; à l’est apparaît la partie la plus sauvage et la plus déserte de la Kirmanie ; au nord, des plateaux conduisent à Sourmek et à Dehbid. Un cours d’eau serpente dans la plaine ; sur ses rives j’aperçois des constructions blanches, derniers vestiges de monuments anciens, car les villages modernes sont tous bâtis en terre grise. A cette vue, une vengeance diabolique se présente à mon esprit : Marcel est presque aussi fourbu que moi ; si je l’engageais très sérieusement à aller visiter une muraille située à trois cents mètres environ en contre-bas du takht ?

«  C’est impossible, me répond-il ; je ne me tiens plus debout. »

Ouf ! Avec quelle impatience j’attendais cet aveu. Il faut faire lever les chevaux à coups de gaule ; nous choisissons les grosses pierres éboulées de façon à nous élever jusqu’à la hauteur des étriers, nous nous hissons péniblement sur nos montures et rentrons à Dell No. Pendant notre absence les serviteurs ont préparé une bonne chambre ; le Lébab et le pilau sont à point ! hélas, ni l’un ni l’autre n’avons la force d’y toucher. 30 septembre.

— Il serait peut-être vaniteux de comparer ma petite personne à celle d’Antée ; néanmoins, tout comme le géant libyen, j’ai repris des forces en touchant la terre, notre mère commune. Après avoir voyagé à cheval pendant quatorze nuits, comme il est doux de passer la quinzième allongée sur un sol bien battu, dans une chambre bien close ! Ce matin, découragement, fatigue, mauvaise humeur, se sont évanouis ; je puis me remettre au travail avec ardeur et retourner aux ruines. Nous passons au bas du takht et arrivons bientôt devant la façade du petit édifice aux environs duquel je voulais méchamment, hier au soir, envoyer promener mon mari.

Ce monument affectait la forme d’une tour carrée. Les murailles étaient construites en pierres calcaires assemblées sans mortier, mais réunies par des goujons, comme celles du takht. Un escalier dont les arrachements sont encore visibles permettait de s’élever jusqu’à la porte percée au milieu de la façade. Des piliers saillants renforçaient les angles de la construction ; un ornement denticulé formant corniche constituait le couronnement. Bien que la tour paraisse avoir été appareillée par des Grecs, elle ne présente, sauf l’ornement denticulé, aucune des formes architecturales de la Hellade, mais offre au contraire de surprenantes analogies avec certains tombeaux de la Lycie, copiés eux-mêmes sur d’antiques sépultures construites en bois.

A n’en pas douter, ce sont des ruines d’un monument funéraire destiné à renfermer la dépouille d’un roi ou d’un puissant personnage. Descendons dans la plaine : l’examen de pierres amoncelées que domine une colonne encore debout nous fournira peut-être des renseignements sur l’âge de ces constructions. Nous nous approchons ; la colonne est en pierre calcaire, sa hauteur totale dépasse onze mètres, et son diamètre est d’un mètre cinq. Le fut, entièrement lisse, repose sur un mince tambour cylindrique de basalte noir ; le chapiteau a disparu ou gît brisé en mille morceaux au pied de la colonne. Sur le même emplacement on rencontre encore quelques autres bases de basalte symétriquement placées : elles servent d’appui à des supports semblables à celui qui est encore debout.