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Entraînée avec la vitesse du vent par son superbe équipage, la voiture bondit en tous sens à la rencontre des pierres et des affleurements de rochers, et nous porte, déjà tout étourdis, sur les bords de la rivière, grossie par la fonte des neiges. Les postillons, debout sur leurs étriers, fouettent à tour de bras les chevaux et les lancent sans hésitation dans le fleuve ; le conducteur jure avec furie ; l’eau, blanche d’écume, jaillit de toutes parts et pénètre dans la voiture jusqu’à la hauteur des coussins ; enfin, la lourde calèche gagne l’autre rive et se dirige vers un relais situé à quelques minutes du gué.

Chevaux et postillons se sont bien conduits ; ces derniers, fiers d’avoir franchi un obstacle bien fait dans cette saison pour arrêter les voyageurs pendant plusieurs jours, reçoivent néanmoins, avec la modestie seyant au vrai mérite, les félicitations de leurs camarades. Nous-mêmes sommes très heureux de trouver ici un bon feu, car un bain de rivière, au mois de mars, est dépourvu de charme.

Il est nuit close quand nous arrivons au relais de poste de Narchivan ; les chevaux sont dételés, les bagages déchargés, puis on nous conduit dans une petite salle basse où sept ou huit palefreniers enveloppés dans des peaux de bique dorment sur des lits de camp. Le maître de poste leur ordonne de se lever et d’aller se loger ailleurs ; mais tous ronflent à qui mieux mieux, et nul ne paraît avoir entendu cette injonction désagréable. Un grand fouet ceint les reins de notre introducteur ; il en défait doucement les nœuds et n’a pas encore le manche à la main, que déjà tous les dormeurs réveillés courent à droite et à gauche, saisissent armes et bagages et disparaissent.

3 avril. — Narchivan, comme Érivan, conserve de superbes souvenirs de son passé.

Sur la principale place se trouve un des plus beaux spécimens de l’architecture mogole au quatorzième siècle. C’est une grande tour octogonale haute de vingt et un mètres ; elle faisait autrefois partie de la masdjed Djouma, aujourd’hui détruite ; chacune de ses faces est ornée d’une ravissante mosaïque de briques et de bandes d’émail bleu turquoise s’enchevêtrant les unes dans les autres pour composer des dessins variés d’une extrême élégance.

Cette construction est précédée de deux minarets flanquant une porte ogivale d’un bon style ; les frises qui entourent la baie sont décorées d’une large inscription coufique dont les lettres en émail bleu se détachent sur le fond rosé de la maçonnerie.

Sur le seuil de la porte j’entends pour la première fois parler persan. J’ai douté jusqu’ici de moi-même et du dictionnaire de Bergé ; aussi j’éprouve un vrai bonheur à reconnaître plusieurs mots péniblement gravés dans ma mémoire et à pouvoir enfin échanger quelques paroles. Depuis Tiflis je me suis toujours exprimée par signes ou par dessins, et il m’est permis de trouver ce langage muet de jour en jour plus monotone.

Mon premier Persan est le propriétaire de la tour. En apprenant l’arrivée de deux étrangers, il est sorti de sa maison, bâtie tout au bout de la mosquée. Surprise de le voir revêtu de l’uniforme des généraux russes, je m’informe du motif qui l’a engagé à adopter le costume des conquérants de son pays.

« Mes ancêtres, me répond-il, étaient de père en fils gouverneurs de cette province, où ma famille possédait d’immenses terres ; aujourd’hui il me reste comme patrimoine la tour objet de votre admiration, les minarets de l’antique mosquée et le titre de général russe, que le tsar distribue généreusement à ses victimes infortunées. »

Narchivan fut une ville prospère au Moyen Âge. Hors des murs nous visitons une vaste mosquée couverte d’une coupole en partie ruinée et, à quelque distance de là, l’Atabeg Koumbaz, charmant petit édifice, où dort de son dernier sommeil un grand personnage musulman.

La construction repose sur une crypte voûtée ; le toit, de forme pyramidale, est couvert en briques ; les frises et les faces du monument sont, comme celles de la masdjed Djouma.