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«  Le monarque, touché du sentiment qui avait engagé sa maîtresse à consacrer plus de quatre années à l’espoir de reconquérir ses bonnes grâces, l’emmena avec lui après avoir donné l’ordre de construire un palais sur l’emplacement de la petite maison. »

La légende ne dit pas si le bœuf fut du voyage ou si, pour obtenir un pardon définitif, la dame dut pousser l’imitation de Milon de Crotone jusqu’à tuer d’un coup de poing le robuste animal et à dévorer sa chair en une seule journée ; nous savons seulement que Ba haram épousa son ancienne maîtresse, que les noces furent merveilleuses et que le roi et la reine eurent beaucoup d’enfants. Quant au bon vizir, il reçut comme prix de sa désobéissance un superbe khalat (robe d’honneur).

28 septembre. — Le climat d’Eclid doit être fort sain ; un air pur, des eaux limpides et courantes, des arbres superbes font de ce pays un coin de terre privilégié. Aussi bien la santé des habitants serait-elle excellente, s’ils n’avaient pris la détestable habitude de se vêtir de cotonnades anglaises expédiées à Abadeh par les négociants d’ispahan ; cette imprudence, jointe à la nécessité de travailler les pieds dans l’eau au curage des ruisseaux d’irrigation, rend endémiques la phtisie pulmonaire et les rhumatismes. Le jour ne s’était pas encore levé, quand nous avons entendu frapper à la porte de la cour. Bientôt le vestibule a été encombré de malades que leurs parents ont amenés des environs. Au nombre de nos clientes se trouvent deux belles femmes bakhtyaris. L’une d’elles a appris notre arrivée par un de ses serviteurs, venu hier à Éclid. Elle est immédiatement partie, accompagnée de sa sœur, et a voyagé à cheval toute la nuit, transportant un pauvre enfant de cinq ans dont les os n’ont encore pris aucune consistance. Elles ont vraiment l’air fier ces deux femmes au visage dévoilé, drapées avec un art qui s’ignore dans de légères étoffes de laine gros bleu étroitement serrées autour de leur tête et retombant en larges plis sur la pyrahan (sorte de chemise courte) et sur de larges pantalons froncés autour de la cheville. Ce sont bien les descendantes de ces farouches montagnards du Loristan célèbres par leur valeur et leur indomptable énergie : Darius payait un tribut aux Bakhtyaris toutes les fois qu’il traversait leur pays pour se rendre de Suse à Persépolis ; Alexandre lui-même ne put les soumettre ; et, de nos jours encore, ils sont restés à peu près indépendants de l’autorité du chah de Perse.

La consultation touche à sa fin quand le fils du gouverneur d’Abadeh entre dans le talar. «  Les chevaux sont prêts, nous dit-il, et je viens de faire mettre des gardiens à la porte extérieure afin de contenir vos clients ; si vous prêtez l’oreille a toutes les misères de ces gens-là, vous n’en finirez jamais. Venez donc, l’étape est longue, nous avons à peine le temps d’arriver à Sourmek avant la nuit et de rejoindre la caravane. » Le conseil est bon, mais difficile à suivre : avant tout il s’agit d’enfourcher nos montures. Sur le pas de la porte nous sommes assaillis par une nuée de malades ; tous ces malheureux parlent à la fois, nous montrent leurs yeux, leurs poitrines, leurs bras, se querellent et essayent de conquérir à la force du poignet le privilège de nous toucher et de se faire entendre ; les gardiens les menacent du bâton, et enfin nous partons. Tout à coup nos guides eux-mêmes prient instamment Marcel de s’arrêter et lui désignent un homme qui accourt au galop portant sur ses épaules un vieillard aveugle. Enée éloignant son père Anchise des ruines fumantes de Troie ne devait pas avoir un air plus noble que ce brave garçon.

Marcel examine le vieillard. Il est atteint de la cataracte. «  Conduis ton père à Chiraz : le médecin de la station anglaise lui rendra peut-être la vue et enlèvera le voile qui arrête les rayons lumineux.

— Pourquoi ne veux-tu pas le guérir toi-même, puisque tu connais la nature du mal ?