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une résidence honnête dans le cas où les circonstances empêcheraient notre homme de mettre ses projets tt exécution, je donne sans tarder l’ordre de seller les chevaux ; nous longeons le campement, qui me paraît de plus en plus étendu à mesure qu’il se déploie sous mes yeux, et, après deux heures de marche, nous atteignons le magnifique caravansérail de Kalè Chour, élevé par le scrupuleux fonctionnaire qui possédait jadis le palais de Coladoun et que le chahzaddè envoya naguère à la Mecque afin de lui ouvrir plus tôt la porte du paradis.

Mayan, 22 septembre. — Au milieu de la nuit, un djelooudar dépêché par le tcharvadar bachy est venu nous réveiller. Nous nous sommes levés aussitôt et avons été nous asseoir, en attendant le passage de la caravane, sur les bancs de terre placés le long du chemin. Bientôt parviennent à mon oreille les grandes ondes sonores que je n’avais pas entendues depuis l’époque où je voyageais sur la route de Tauris ; les cloches, dont les tintements deviennent distincts, lancent dans les airs des modulations tour à tour graves et aiguës. Le bruit augmente, ce n’est plus le murmure du vent d’automne dans les bois, ou le chant des orgues plaintives des chapelles ; c’est un orage musical comparable au vacarme produit par la chute d’une cataracte, ou au roulement d’une avalanche balayant sans merci tous les obstacles qui s’opposent à son passage : les chaudières de cuivre chargées sur les mulets se heurtent, les bois des tentes s’accrochent et se rompent, les enfants pleurent, les tcharvadars excitent les mulets et pressent le pas des retardataires, en invoquant tour à tour Dieu, le diable ou les saints imams. L’avertissement qu’on vient de nous donner tout à l’heure était bien superflu : le passage de la gaféla suffirait à réveiller les sept dormants.

Dès l’apparition des premiers mulets, nous avons pris tous deux la tête du convoi, tandis que nos serviteurs se rangeaient à l’arrière-garde. Quand on n’est point perché au sommet des charges volumineuses attachées sur le dos des animaux, et que l’on a, comme tout bon Farangui, les jambes pendantes de chaque côté de la selle, il est impossible de se mcler aux bêtes de somme, sous peine d’avoir les os rompus et les membres pilés comme chair à pâté. Les mulets, pleins d’une émulation louable, cherchent à se devancer les uns les autres, marchent en zigzag, mordant à droite, poussant à gauche, et se servent avec une intelligence si déplorable de leur charge en guise de coin, qu’il est très difficile d’éviter le contact des caisses attachées sur leurs flancs. L’expérience rend sage. Sois fière, ô gaféla ! te voilà précédée par deux valeureux champions, le fusil au poing ! Réjouissez-vous, bêtes et gens, la fine fleur des pontifex et des akkas bachys de France vous devance !

Ainsi conduit, le convoi ne pouvait manquer d’arriver en bon état au village de Mayan.

Nous prenons gîte dans un beau caravansérail bâti sous chah Abbas. L’édifice est dégradé aujourd’hui, mais des réparations peu importantes suffiraient à le remettre en bon état.

Je vois ce soir, pour la première fois, les dames arméniennes de notre caravane. Ce sont les parentes de deux Djoulfaiens qui ont établi il y a quelques années un comptoir à Bombay. Ces négociants ont vu prospérer leur maison de commerce et ils appellent leur famille auprès d’eux. L’un des associés est venu à Djoulfa, a vendu les immeubles patrimoniaux et emmène aux Indes mère, femmes, enfants et serviteurs. Ce brave homme est tout au moins colonel honoraire, mais en tout cas son fils, seul héritier mâle de cetf e nombreuse famille, porte le titre de caporal, en harmonie avec la valeur guerrière de ce militaire âgé de trois ans, dont la solde a servi jusqu’ici à payer la nourrice.

Koumicheh. — Nos tcharvadars suivent les errements de ceux qui nous ont conduits à Téhéran : ils réveillent régulièrement leurs voyageurs à dix heures afin d’être prêts à se mettre en marche vers minuit, et, à partir du moment où le soleil se couche, nous