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regards impurs de deux infidèles souiller des sanctuaires où l’on fait encore la prière. En continuant notre route à travers cet Éden enchanté, nous atteignons le village de Coladoun. Sur la place s’élève un imamzaddè surmonté de deux minarets célèbres malgré la simplicité de leur architecture.

Qui ne connaît en Perse, au moins de réputation, les minars djonbouns (minarets tremblants) ?

Nous pénétrons sans difficulté dans la cour, grâce à la fierté qu’éprouvent les villageois à faire assister des Européens à un véritable miracle.

Une baie ogivale éclaire la chapelle ; au centre se trouve un tombeau recouvert de haillons sordides déposés là en guise d’ex-voto.

De chaque côté de la baie s’élèvent les minarets ; un gardien monte au sommet de l’un d’eux et imprime de ses mains de violentes secousses à la muraille. Sous ses efforts réitérés la tour oscille sur elle-même et transmet son mouvement à sa voisine.

Quand l’action extérieure cesse, la construction reprend peu à peu son équilibre.

En présence de ce phénomène vraiment étrange, les musulmans ont crié au miracle et prétendu que le saint personnage enseveli dans le tombeau s’agitait et mettait l’édifice en mouvement ; les philosophes persans ont fait ouvrir le sarcophage et se sont assurés de visu de l’immobilité du mort. Le cas devenant très grave, les savants européens s’en sont mêlés et ont déclaré que les tours étaient construites à l’extrémité d’une pièce de bois horizontale posée en équilibre sur l’extrados de la voûte. L’explication n’est guère plausible, car en ce cas le mouvement d’oscillation se compliquerait d’un mouvement de translation de haut en bas. Il n’est pas d’ailleurs de pièce de bois assez solide pour supporter sans se rompre un poids aussi considérable que celui des minarets.

dessin extrait de l'oeuvre de Jeanne Dieulafoy : La Perse, la Chaldée et la Susiane

En reconnaissant au premier coup d’œil l’âge d’une mosquée ou d’un monument, Marcel s’est fait depuis notre entrée en Perse une réputation d’oracle : nous ne sommes pas passés dans une grande ville, nous n’avons pas assisté à une seule réception, sans qu’on lui ait demandé d’expliquer les mouvements des minars djonbouns. Il a refusé de se prononcer avant d’avoir vu ces édifices, mais aujourd’hui il peut faire connaître librement sa pensée, car, si la classe pauvre et surtout les femmes persanes croient aux miracles, les gens instruits, à part leur confiance dans l’astrologie judiciaire, se montrent fort incrédules.

Après avoir examiné avec soin le monument, Marcel constate que les deux tours, d’ailleurs fort légères, sont raidies par une pièce de bois noyée dans le giron de l’escalier. Chaque minaret, étant planté sur une sorte de crapaudine, peut décrire des oscillations de très faible amplitude autour de son axe vertical. Ces oscillations, perceptibles seulement au sommet, déterminent une série de chocs sur le tympan MN de la voussure, chocs qui se répercutent sur la tour B. Sous cette influence, le minaret B entre lui-même en mouvement, tandis que les maçonneries du tympan restent immobiles ; c’est, on le voit, l’application fortuite d’un théorème de mécanique élémentaire. L’amplitude des oscillations répercutées est d’ailleurs beaucoup plus faible que celles décrites par la tour A, sur laquelle on agit directement.

Un fait nouveau tendrait à prouver l’exactitude de ce raisonnement : une personne placée en D, à la base de l’arcature, reçoit dans le dos, pendant toute la durée de l’expérience, des chocs semblables à ceux qu’elle percevrait si l’on ébranlait à coups de bélier la paroi extérieure de la muraille.