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brise mes fleurs, broute mes treilles et ne se montre nullement touchée de mes soins ; elle a été jugée et condamnée à mort. Les fruits, les melons, les légumes, proviendront de l’ancien enclos des jésuites, attribué à mon couvent à défaut d’autre possesseur ; mes paroissiens m’enverront aussi quelques pichkiach de volailles ou de moutons ; enfin on ma écrit d’aller toucher une partie de la pension annuelle de deux mille cinq cents francs que le prince Zellè sultan m’alloue généreusement. Je suis, vous le voyez, dans une situation prospère et puis me permettre de vous fêter et de témoigner devant tous mes fidèles paroissiens du plaisir que j’ai à vous recevoir. Vous irez seuls demain à Ispahan ; en votre absence je ferai toutes mes invitations. »


5 septembre. — Marcel est resté au couvent afin de remettre au courrier de Téhéran le projet de restauration du barrage de Saveh, que le docteur Tholozan veut bien se charger de présenter au roi. L’accomplissement de la mission confiée à mon mari a été pour lui l’occasion de grandes fatigues ; non seulement il a été obligé de se détourner de sa route et de faire un voyage très pénible, mais il a dû calculer et exécuter lui-même dessins et devis.

Ma présence étant inutile à Djoulfa, je me suis rendue chez Mme Youssouf et l’ai priée de tenir la promesse qu’elle m’avait faite de me présenter à sa belle amie, la femme de hadji Houssein.

J’aurais été très fière de servir de cavalier à mon aimable guide ; mais, comme il est interdit à une femme de pénétrer dans Ispahan sans avoir couvert son visage du voile épais porté par toutes les Persanes, et qu’il serait extrêmement dangereux pour Mme Youssouf de cheminer en costume musulman à côté d’un Farangui, je me suis bornée à assister au départ de la charmante khanoum. Elle est montée à califourchon sur un superbe cheval noir, présent vraiment royal du chahzaddé ; puis, suivie de deux servantes, elle a enlevé sa monture au galop de chasse, sans se préoccuper du labyrinthe tortueux des rues étroites de Djoulfa, et s’est bientôt perdue dans un nuage de poussière. Je ne puis m’empêcher de remarquer, à son sujet, combien le costume persan, si disgracieux au premier abord, sied bien à une jolie femme, et combien le large pantalon porté hors des maisons doit être pratique pour monter à cheval et marcher dans la poussière ou dans la boue.

Une demi-heure après le départ de Mme Youssouf, j’ai quitté Djoulfa à mon tour, accompagnée des plus fidèles serviteurs du couvent.

hadji Houssein m’attendait dans le talar de son biroun et avait éloigné par discrétion ses clients habituels ; deux ou trois personnes à peine se trouvaient dans la cour de sa maison quand il m’a conduite à l’andéroun sans me demander compte de ma ressemblance avec Marcel.

Sa femme mérite la réputation de beauté dont elle jouit unanimement à Ispahan. On voit à sa toilette sommaire qu’elle a vécu à la cour. Est-ce à la chaleur ou à la coquetterie qu’il faut attribuer la suppression d’une chemisette de gaze destinée à voiler légèrement le buste des femmes persanes ? je ne saurais le décider ; mais j’envierais la bonne fortune d’un peintre ou d’un sculpteur qui serait assez heureux pour faire poser devant lui un pareil modèle. A mon point de vue particulier, j’ai été surtout frappée de la vivacité d’esprit de Ziba khanoum, de la gaieté de son caractère, des expressions choisies dont elle se sert en causant, et de l’aisance de ses gestes, empreints d’une certaine noblesse. Elle se plait à nous parler du temps heureux où elle vivait auprès du roi. Les voyages du chah en Europe lui ont laissé une impression d’autant plus vive qu’elle accompagna les deux favorites que Nasr ed-din emmena avec lui jusqu’en Russie, mais qu’il fut obligé de renvoyer à son départ de Moscou.

« Le chah eut un vif chagrin, me dit-elle, quand il monta sur le navire qui devait le transporter à Bakou. Tout l’andéroun l’avait accompagné jusqu’au port d’embarquement ; au moment où l’on donna l’ordre de lever l’ancre, les abandonnées poussèrent de tels