me prend la main et m’introduit dans une vaste pièce. Émerveillée du charmant spectacle qui s’offre à mes yeux, je m’arrête éblouie sur le seuil de la porte.
Quel peintre rendrait le fouillis des habits de soie ou de velours aux chatoyantes couleurs, portés par une trentaine de femmes dont les traits assez accentués et la peau brune prennent la plus étrange tonalité sous la lumière des lanternes vénitiennes et des verres colorés suspendus au plafond du talar ? La plupart des invitées, coiffées de foulards de Bénarès bordés de franges soyeuses, sont vêtues de robes de damas s’ouvrant sur une longue chemise de crêpe de Chine vermillon délicatement brodé d’or.
Les lignes du corps, que ne détériorent pas les prétendus artifices du corset, se dessinent dans toute leur grâce naturelle ; les tiraillements infligés à l’étoffe voisine des nœuds de rubans accentuent les formes de gorges peu développées, mais d’une parfaite pureté de contours. Une large ceinture de filigrane d’argent posée très bas sur les hanches rappelle celles que portaient au Moyen Age les reines dont les vieilles sculptures nous ont conservé les traits et le costume.
Il semble qu’un génie bienfaisant ait pris la peine d’animer les figures placées autour du chevet de la cathédrale d’Albi et les ait transportées sous mes yeux.
Ce sont bien les mêmes vêtements de damas rouge et vert réchauffés par le ton des vieux ors, les mêmes robes ajustées, les mêmes manches collantes descendant jusque sur les doigts. Je reconnais, pour les avoir si souvent admirées à Sainte-Cécile, ces formes si féminines et cependant si chastes, ces mêmes grâces naïves et nonchalantes.
Une jeune femme, le dos paresseusement appuyé contre le chambranle d’une porte, berce du bout du pied son enfant endormi dans un berceau de bois placé sur des patins. C’est une parente venue du biaban (campagne) pour prendre part aux fêtes du mariage et qui a conservé le costume de son village. Comme toutes les Arméniennes mariées, elle a le bas du visage soigneusement caché ; mais le voile ne l’empêche pas d’être charmante avec son diadème de médailles et de plaques d’argent soutenant un fichu de pourpre, sa robe de brocart vert vénitien et le triple collier d’ambre et de pièces d’or a l’effigie de Marie-Thérèse qui couvre la poitrine.
Si je voulais bien chercher dans les fonds sombres du tableau, je découvrirais de çà, de là, quelques vieilles aussi laides et décrépites que savent le devenir avec l’âge les femmes d’Orient, ou de puissantes matrones laissant s’étager jusqu’au-dessous de leur ceinture ce qu’en terme poli nous nommerons une poitrine opulente ; grâce à Dieu, la fatigue de leurs vieilles jambes ou peut-être même un sentiment de pudeur bien com prise les a engagées à s’effondrer le long des murailles et à se dissimuler derrière ce qui est jeune et beau.
Je sais gré à ces fleurs fanées de s’isoler du bouquet cueilli à la fraîche rosée du matin. Trouverait-on une pareille abnégation en pays civilisé ?
S’il m’est loisible de m’extasier tout à l’aise sur la beauté et les magnifiques ajustements des invitées, je ne puis, à mon grand regret, me faire la plus vague idée de l’intelligence ou des vertus domestiques des chrétiennes de Djoulfa. Ce n’est pas que la conversation manque d’entrain ou d’animation, les Arméniennes, comme les filles d’Eve de tout pays, sont fières et heureuses d’être admirées ; la surprise que j’ai éprouvée à leur aspect ne leur a pas échappé, et depuis mon arrivée c’est à qui prendra les poses les plus charmantes, fera chatoyer les plis de sa robe, mettra en évidence les saillies les mieux modelées, se montrera de profil, si le profil vaut mieux que la face, rira si les dents sont belles, portera les mains à ses bijoux si les doigts sont effilés, ou dira mille choses spirituelles tout à fait perdues pour moi, infortunée, qui ne puis applaudir ce joli manège qu’à l’aide d’un vocabulaire arménien bien restreint : « Bonjour, — bonsoir, — que Dieu soit avec vous ! »