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grandes faces parallèles sont occupées par les portes d’entrée ; des nefs rectangulaires, terminées à leur extrémité par des demi-octogones réguliers, sont greffées sur les deux autres. Les dômes et tout l’ensemble du monument sont construits en briques. Quelques-uns de ces matériaux, recouverts sur leurs tranches d’émail bleu clair, mettent en relief les nerfs de la voûte et les ornements disposés au milieu de chaque voûlin.

Trois ouvertures circulaires ménagées au sommet du dôme central et des deux demi-coupoles éclairent le caravansérail.

Une construction aussi importante donne mieux que des statistiques une haute idée de la prospérité commerciale de la ville.

Dans le caravansérail Neuf on vend des étoffes de soie et des brocarts tissés par les ouvriers de Kachan, dont l’habileté et la propreté sont renommées a juste titre.

Les fabriques méritent d’être visitées. A cause de l’extrême siccité de l’air, et afin de ne point briser les fils de soie, les tisserands sont obligés de se retirer dans des chambres souterraines où ne pénètre qu’une lumière diffuse. L’eau contenue dans plusieurs bassins posés sur le sol entretient, en s’évaporant, de l’humidité dans l’atmosphère. Chaque homme, placé devant un métier des plus élémentaires, travaille nu jusqu’à la ceinture et fait à lui seul sa pièce.

Les étoffes sont de deux qualités : les unes, minces et légères, servent à doubler des vêtements ; les autres, lourdes et épaisses, sont employées à recouvrir les petits matelas capitonnés que les Persans placent debout le long des murs et contre lesquels ils appuient leur dos. Les dessins blancs, verts et jaunes de toutes ces soieries se détachent généralement sur un fond d’un beau rouge ; d’ailleurs les Iraniens, en vrais Orientaux, ne fabriquent jamais deux pièces pareilles ; s’ils arrivent à copier les dessins, ils échouent dans l’assortiment des couleurs, car ils n’ont jamais senti la nécessité de doser les teintures.

Si le caravansérail Neuf est le centre le plus riche du commerce de Kachan, le bazar aux cuivres est certainement le plus fréquenté. Quatre cents chaudronniers travaillent dans de longues galeries, animées par le passage continuel des caravanes de chameaux qui apportent de Russie le cuivre roulé en paquets ou viennent prendre des chargements de marmites, qu’on expédie de Kachan dans toutes les villes de Perse.

Le bruit insupportable des marteaux retombant régulièrement sur le métal sonore ne blesse pas seulement les oreilles des Européens : les Persans eux-mêmes, ne pouvant traiter leurs affaires au milieu d’un pareil vacarme, se contentent en général de désigner au marchand les pièces qui leur conviennent et les font apporter chez eux, afin de discuter à l’aise les conditions du marché.

Une vieille chronique, malgré son exagération, donne une juste idée de ce tapage étourdissant. Avicenne, alors qu’il habitait Ispahan, vint un jour se plaindre au roi.

« Les chaudronniers de Kachan font tant de bruit depuis quelques jours, dit-il, que j’ai été obligé d’interrompre mes études.

— C’est grand dommage, répondit le chah en souriant ; je vais ordonner de suspendre momentanément la fabrication des objets de cuivre : tu pourras ainsi reprendre le cours de tes travaux. »

Le lendemain, Avicenne fit remercier le roi : aucun bruit n’était parvenu jusqu’à lui, et il avait, dans le calme et le silence, écrit un chapitre presque entier de son grand ouvrage médical.

Cependant, au bout de quatre jours de repos forcé, les chaudronniers de Kachan se plaignirent avec amertume du préjudice que leur occasionnait la fantaisie ou la folie d’un homme logé à trois étapes de leur bazar.