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à toute la plaine, ces hommes à la mine tout à l’heure si revêche se précipitent et baisent nos vêtements. « C’est Allah qui vous envoie ! Cinq fois par jour nous prierons Dieu de vous préserver de tout malheur. Vous êtes les bienvenus, veuillez honorer de votre présence nos pauvres demeures. » Les uns saisissent les brides et les étriers de nos chevaux, nous aident à mettre pied à terre ; les autres ouvrent la porte du village et nous conduisent vers lin beau balakhanè. En entrant dans cette pièce, il me semble que j’aurais été dans l’impossibilité de faire un pas de plus ; sans attendre même un tapis, je me laisse tomber sur le sol à côté d’un morceau de bois que j’ai aperçu dans un coin et dont il me reste encore l’instinct de faire un oreiller.

Vers trois heures la faim me réveille.

Le cuisinier ne tarde pas à faire son apparition ; ses sacoches sont bourrées d’approvisionnements offerts par les villageois. Le propriétaire du balakhanè se présente à son tour, et,

Fatma


après s’être informé de l’état de notre santé, il nous prie de consentir à dîner dans la cour de son habitation, afin que tous les paysans, groupés sur les maisons voisines, puissent nous apercevoir. La curiosité des femmes est violemment surexcitée ; les siennes surtout, ayant appris par notre indiscret soldat que l’un des Faranguis est une véritable khanoum, désireraient vivement me recevoir.

Je me lève à regret et, précédée d’une vieille servante, je pénètre dans la partie la plus retirée de l’habitation. Les femmes, en me voyant, s’avancent vivement, me tendent le bout de leurs doigts, les portent ensuite à leurs lèvres, me souhaitent le khoch amadid (la bienvenue), et m’invitent enfin a m’asseoir. Tous les regards se braquent sur moi ; de mon côté je passe une revue générale de ce bataillon de curieuses.

Fatma, la maîtresse de céans, doit avoir vingt-cinq ans. Sa tête est couverte d’un chargat de soie blanche attaché sous le menton par une turquoise ; les cheveux, taillés en franges sur le front, sont rejetés sur le dos et divisés en une multitude de petites tresses ; une très légère chemise de gaze fendue sur la poitrine laisse les seins à peu près à découvert ; la robe, coupée aux genoux, est en soie de Hénarès. Les autres femmes sont vêtues de la même manière ; les plus âgées portent pudiquement des maillots de coton blanc taillés pour des mollets de suisse.

Deux enfants de huit et neuf ans aident les servantes à offrir le thé et les chirinis (bonbons) qu’on vient d’apporter.

« Mériem (Marie) est ma plus jeune enfant. Ali est le fils d’un ami de l’aga et le fiancé de cette fillette, me dit Fatma en me les présentant.

— Comment, vous pensez déjà à marier ces bébés ?

— Pas encore ; l’année prochaine on les séparera, pendant quelque temps ils vivront éloignés l’un de l’autre, et pourront ensuite se marier si leurs familles n’y voient pas d’empêchement.