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— Celui de Tauris.

— Vous n’avez pas fait ce long trajet a cheval ?

— Pardon, Sire, je ne saurais me tenir accroupie dans un kadjaveh et souffrirais beaucoup de la longue immobilité conséquence de ce genre de locomotion.

— Où allez-vous maintenant ?

— À Ispahan, Chiraz, Firouzabad, et de là à Bagdad, Babylone et Suse.

— Vous mettrez des années à suivre un pareil itinéraire. Aurez-vous la force d’effectuer ce voyage ? cela me paraît bien douteux. Avant de venir en Perse, avez-vous déjà parcouru l’Orient ?

— J’ai visité l’Algérie, l’Egypte et le Maroc.

— Et partout vous avez voyagé sous ce costume ?

— Le plus souvent, mais je l’ai adopté d’une manière définitive depuis mon départ pour la Perse.

— Vous avez très bien fait. Dans nos pays une femme ne peut sortir à visage découvert sans ameuter la population. Cela paraît vous surprendre ? Croiriez-vous par hasard que, si une Persane voilée et revêtue de son costume national se rendait en Europe et se promenait sur les boulevards de Paris, la foule ne se précipiterait pas sur son passage ? Les Français n’auraient cependant pas les mêmes excuses que mes sujets, car bon nombre de ceux-ci passent souvent leur existence entière sans voir d’autres femmes que leurs parentes les plus rapprochées.

« Savez-vous peindre ? me demande le roi à brûle-pourpoint.

— Non, Sire.

— C’est dommage, j’aurais bien voulu me faire représenter à cheval. Tous mes portraits sont détestables ; j’ai fait faire mon buste à Paris, mais les princes n’en sont pas contents. »

« Quelles sont vos occupations en France ? reprend alors Nasr ed-din en s’adressant à mon mari ; étiez-vous dans l’armée pendant la guerre de 1870 ?

— Oui, Sire, dans l’armée de la Loire.

— Vous étiez commandé par le général d’Aurelle de Paladines, continue le roi, qui paraît avoir très présents à la mémoire les détails de la campagne de France. Que venez-vous faire en Perse ?

— J’ai mission d’étudier les ruines des monuments élevés par Kaï Kosro, narab et Chapour.

— Lisez Firdouzi : vous trouverez dans le Chah Nameh de précieux renseignements. En quoi ces constructions peuvent-elles intéresser la France ? » Puis, changeant tout à coup d’idées :

« Connaissez-vous M. Grévy ? Connaissez-vous Gambetta ? Comment va M. Grévy ? Je l’ai en grande amitié et désire lui faire savoir que j’ai demandé de ses nouvelles. Quel âge avez-vous ?

— Trente-sept ans.

— Vous paraissez bien plus âgé », reprend le roi avec une franchise dépouillée d’artifice.

Le docteur Tholozan représente alors au chah que mon mari vient d’être malade et qu’il sort pour la seconde fois.

« En ce cas, haakim (médecin), il te faut guérir ton ami : tu t’en acquitteras à merveille. » Puis, se tournant vers nous : « Je vous reverrai avec plaisir. N’oubliez pas de faire savoir à M. Grévy que je suis son ami. »

Le roi indique alors d’un signe de main que l’audience est terminée. Nous nous reculons, faisons nos trois saluts, Nasr ed-din se dirige vers une allée transversale et continue sa promenade.

Au dire de son entourage, le chah s’est montré très affable. Les yeux du monarque