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« Quelles différences existent donc entre la secte des Sunnites et celle des Chiites ? ai-je demandé a mon tour.

— Elles sont immenses, comme celles qui séparent l’erreur de la vérité. Les Sunnites ont été admis à voir la lumière, mais ils ont transgressé les volontés divines et, au lieu de suivre l’ordre de succession indiqué par le Prophète, ont élevé au khalifat des usurpateurs — que la colère de Dieu pèse sur leurs aïeux et leur postérité ! — et massacré les légitimes descendants de Mahomet. Les pratiques des religions chiite et sunnite diffèrent peu en apparence, et c’est à peine si dans la prosternation et la prière les sectateurs d’Omar se sont écartés de la droite voie : mais tout en eux est imposture et fourberie. Nous, au contraire, pleins d’un saint respect pour nos martyrs, nous les prions d’intercéder auprès de Dieu, persuadés qu’ils participent, quoique à un degré inférieur, à la nature sacrée du Prophète.

— Vous professez, m’avez-vous dit, un véritable culte pour la famille de Mahomet ?

— Les Chiites aiment à se désigner sous le nom d’ « amis de la famille », et chacun d’eux vénère même les descendants du Prophète sous le nom d’imam ou d’imamzaddè (descendant d’imam).

« Depuis la fondation de notre religion, douze pontifes se sont succédé ; le dernier, l’imam Meddy, n’est pas mort, il a disparu, et l’on évitera de lui nommer un successeur jusqu’à ce que sa destinée et sa retraite soient enfin connues.

« De superbes tombeaux, désignés sous le nom d’imamzaddè comme les personnages dont ils recouvrent le corps, ont été consacrés à nos saints ; les plus beaux sont ceux d’Ali à Nedjef, d’Houssein a Kerbéla, de Jaffary à Kasemin et de Mezza à Mechhed. En outre nous élevons des monuments aux fils de ces imams, et la piété des fidèles se plaît à enrichir des sanctuaires semblables à celui que je viens de vous faire visiter.

— Le sarcophage qui se trouve dans cet imamzaddè renferme-t-il réellement les restes du fils d’Houssein ?

— J’en ai la certitude, mais il n’est pas besoin de posséder les cendres d’un saint pour lui dédier un tombeau. En parcourant la Perse, vous trouverez plus de vingt imamzaddès consacrés au même imam, aussi bien dans le pays qui l’a vu naître et mourir que dans ceux où il n’a jamais vécu ; et partout vous verrez les fidèles prier autour du sarcophage avec une égale ferveur. »

Pendant la durée de cet entretien, les mollahs, ayant achevé leurs prières, rentrent peu à peu dans la salle et s’accroupissent silencieusement les uns auprès des autres tout le long de la muraille ; on apporte le kalyan au plus respectable d’entre eux, qui l’offre avec dignité à tous les autres prêtres, en suivant, dans l’accomplissement de cette politesse, leur rang hiérarchique. Il le garde enfin quand l’assistance tout entière a refusé de fumer avant lui. Après avoir aspiré quelques bouffées de tabac, il passe la pipe au prêtre auquel il l’avait offerte en premier lieu ; celui-ci la saisit, la présente à son tour à la ronde, et cette formalité se renouvelle jusqu’à ce que le kalyan, éteint, revienne entre les mains du serviteur chargé de le regarnir et de le rapporter aussitôt. La cérémonie terminée, quelques mollahs prennent des livres de théologie posés sur les lakhtchès ; d’autres sortent des plis de leur ceinture leur long galamdam (encrier) de laque, déploient des rouleaux de cuir contenant du papier et se mettent à écrire. Il est temps de nous retirer.

Avant notre départ les mollahs nous ont engagés à visiter les ruines de l’élégante médressè Bolakhi, qui, dans ses dimensions restreintes, reproduit les délicates décorations de la masdjed Chah.

13 mai. — Nous devions partir de Kazbin hier matin, mais Marcel a été pris, pendant la nuit précédente, d’une fièvre violente, d’intolérables douleurs de tête et de vomissements. J’ai demandé au chef du télégraphe s’il y avait en ville un docteur européen ; il m’a répondu que