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Quelle étrange vision ! Le vôtre suppose un certain degré d’esprit romanesque que nous n’avons pas, une âme singulière, un goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu, vous l’appelez Philosophie ; mais la vertu, la philosophie sont-elles faites pour tout le monde ? En a qui peut, en conserve qui peut. Imaginez l’univers sage et philosophe ; convenez qu’il serait diablement triste. Tenez, vive la philosophie, vive la sagesse de Salomon ! boire de bons vins, se gorger de mets délicats, vivre avec de jolies femmes, se reposer dans des lits bien mollets : excepté cela, le reste n’est que vanité.

MOI. — Quoi ! défendre sa patrie ?

LUI. — Vanité ! Il n’y a plus de patrie : je ne vois, d’un pôle à l’autre, que des tyrans et des esclaves.

MOI. — Servir ses amis ?

LUI. — Vanité ! Est-ce qu’on a des amis ? Quand on en aurait, faudrait-il en faire des ingrats ? Regardez-y bien, et vous verrez que c’est presque toujours là ce qu’on recueille des services rendus. La reconnaissance est un fardeau, et tout fardeau est fait pour être secoué.

MOI. — Avoir un état dans la société, et en remplir les devoirs ?