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MOI. — Cependant ces personnages-là, si ennemis du génie, prétendent tous en avoir.

LUI. — Je crois bien qu’ils le pensent au-dedans d’eux-mêmes, mais je ne crois pas qu’ils osassent l’avouer.

MOI. — C’est par modestie. Vous conçûtes donc là une terrible haine contre le génie ?

LUI. — À n’en jamais revenir.

MOI. — Mais j’ai vu un temps que vous vous désespériez de n’être qu’un homme commun. Vous ne serez jamais heureux si le pour et le contre vous affligent également ; il faudrait prendre son parti, et y demeurer attaché. Tout en convenant avec vous que les hommes de génie sont communément singuliers, ou, comme dit le proverbe, qu’il n’y a pas de grands esprits sans un grain de folie, on n’en reviendra pas ; on méprisera les siècles qui n’en auront point produit. Ils feront l’honneur des peuples chez lesquels ils auront existé ; tôt ou tard on leur élève des statues, et on les regarde comme les bienfaiteurs du genre humain. N’en déplaise à ce ministre sublime que vous m’avez cité, je crois que, si le mensonge peut servir un moment, il est nécessairement nuisible à la longue ; et qu’au contraire la