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accordoit ces quatre cordes, qui constituoit les trois genres, diatonique, chromatique & enharmonique.

L’addition d’une cinquieme corde produisit le pentacorde, dont Pollux attribue l’invention aux Scythes. On avoit sur cet instrument la consonnance de la quinte, outre celle de la tierce & de la quarte que donnoit déja le tétracorde. Il est dit du musicien Phrynis, que de sa lyre à cinq cordes il tiroit douze sortes d’harmonies, ce qui ne peut s’entendre que de douze chants ou modulations différentes, & nullement de douze accords, puisqu’il est manifeste que cinq cordes n’en peuvent former que quatre, la deuxieme, la tierce, la quarte & la quinte.

L’union de deux tétracordes joints ensemble, de maniere que la corde la plus haute du premier devient la base du second, composa l’heptacorde, ou la lyre à sept cordes, la plus en usage & la plus célebre de toutes.

Cependant, quoiqu’on y trouvât les sept voix de la musique, l’octave y manquoit encore. Simonide l’y mit enfin, selon Pline, en y ajoutant une huitieme corde, c’est-à-dire en laissant un ton entier d’intervalle entre les deux tétracordes.

Long-tems après lui, Timothée Milésien, qui vivoit sous Philippe roi de Macédoine vers la cviij. olympiade, multiplia les cordes de la lyre jusqu’au nombre de douze, & alors la lyre contenoit trcis tétracordes joints ensemble, ce qui faisoit l’étendue de la douzieme, ou de la quinte par-dessus l’octave.

On touchoit de deux manieres les cordes de la lyre, ou en les pinçant avec les doigts, ou en les frappant avec l’instrument nommé plectrum, πλῆκτρον, du verbe πλήττειν ou πλήσσειν, percutere, frapper. Le plectrum étoit une espece de baguette d’ivoire ou de bois poli, plutôt que de métal pour épargner les cordes, & que le musicien tenoit de la main droite. Anciennement on ne jouoit point de la lyre sans plectrum ; c’étoit manquer à la bienséance que de la toucher avec les doigts ; & Plutarque, cité par Henri Etienne, nous apprend que les Lacédémoniens mirent à l’amende un joueur de lyre pour ce sujet. Le premier qui s’affranchit de la servitude du plectrum fut un certain Epigone, au rapport de Pollux & d’Athénée.

Il paroît par d’anciens monumens & par le témoignage de quelques auteurs, qu’on touchoit des deux mains certaines lyres, c’est-à-dire qu’on en pinçoit les cordes avec les doigts de la main gauche, ce qui s’appelloit jouer en-dedans, & qu’on frappoit ces mêmes cordes de la main droite armée du plectrum, ce qui s’appelloit jouer en-dehors. Ceux qui jouoient sans plectrum, pouvoient pincer les cordes avec les doigts des deux mains. Cette maniere de jouer étoit pratiquée sur la lyre simple, pourvu qu’elle eût un nombre de cordes suffisant, & encore plus sur la lyre à double cordes. Aspendius, un des plus fameux joueurs de lyre dont l’histoire fasse mention, ne se servoit que des doigts de la main gauche pour toucher les cordes de cet instrument, & il le faisoit avec tant de délicatesse, qu’il n’étoit presque entendu que de lui-même ; ce qui lui fit appliquer ces mots, mihi & fidibus cano, pour marquer qu’il ne jouoit que pour son unique plaisir.

Toutes ces observations que je tire de M. Burette sur la structure, le nombre des cordes, & le jeu de la lyre, le conduisent à rechercher quelle sorte de concert pouvoit s’exécuter par un seul instrument de cette espece ; mais je ne puis le suivre dans ce genre de détail. C’est assez de dire ici que la lyre à trois ou quatre cordes n’étoit susceptible d’aucune symphonie ; qu’on pouvoit sur le pentacorde jouer deux parties à la tierce l’une de l’autre ; enfin que plus le nombre des cordes se multiplioit sur la lyre, plus on trouvoit de facilité à composer sur cet instrument

des airs qui fissent entendre en même tems différentes parties. La question est de savoir si les anciens ont profité de cet avantage, & je crois que s’ils n’en tirerent pas d’abord tout le parti possible, du moins ils y parvinrent merveilleusement dans la suite.

De-là vient que les poëtes n’entendent autre chose par la lyre que la plus belle & la plus touchante harmonie. C’est par la lyre qu’Orphée apprivoisoit les bêtes farouches, & enlevoit les bois & les rochers ; c’est par elle qu’il enchanta Cerbere, qu’il suspendit les tourmens d’Ixion & des Danaïdes ; c’est encore par elle qu’il toucha l’inéxorable Pluton, pour tirer des enfers la charmante Euridice.

Aussi l’auteur de Télémaque nous dit, d’après Homere, que lorsque le prêtre d’Apollon prenoit en main la lyre d’ivoire, les ours & les lions venoient le flatter & lécher ses piés ; les satyres sortoient des forêts, pour danser autour de lui ; les arbres même paroissoient émus, & vous auriez cru que les rochers attendris alloient descendre du haut des montagnes aux charmes de ses doux accens ; mais il ne chantoit que la grandeur des dieux, la vertu des héros & le mérite des rois, qui sont les peres de leurs peuples.

L’ancienne tragédie grecque se servoit de la lyre dans ses chœurs. Sophocle en joua dans sa piece nomméee Thamyris, & cet usage subsista tant que les chœurs conserverent leur simplicité grave & majestueuse.

Les anciens monumens de statues, de bas-reliefs & de médailles nous représentent plusieurs figures différentes de lyre, montées depuis trois cordes jusqu’à vingt, selon les changemens que les Musiciens firent à cet instrument.

Ammien Marcellin rapporte que de son tems, & cet auteur vivoit dans le iv. siecle de l’ere chrétienne, il y avoit des lyres aussi grosses que des chaises roulantes : Fabricantur lyræ ad speciem carpentorum ingentes. En effet, il paroît que dès le tems de Quintilien, qui a écrit deux siecles avant Ammien Marcellin, chaque son avoit déja sa corde particuliere dans la lyre. Les musiciens, c’est Quintilien qui parle, ayant divisé en cinq échelles, dont chacune a plusieurs degrés, tous les sons qu’on peut tirer de la lyre, ils ont placé entre les cordes qui donnent les premiers tons de chacune de ces échelles, d’autres cordes qui rendent des sons intermédiaires, & ces cordes ont été si bien multipliées, que, pour passer d’une des cinq maîtresses-cordes à l’autre, il y a autant de cordes que de degrés.

On sait que la lyre moderne est d’une figure approchante de la viole, avec cette différence, que son manche est beaucoup plus large, aussi-bien que ses touches, parce qu’elles sont couvertes de quinze cordes, dont les six premieres ne font que trois rangs ; & si on vouloit doubler chaque rang comme au luth, on auroit vingt-deux cordes ; mais bien loin qu’on y songe, cet instrument est absolument tombé de mode. Il y a cependant des gens de goût, qui prétendent que, pour la puissance de l’expression sur le sentiment, le clavessin même doit lui céder cette gloire.

Ils disent que la lyre a sur le clavessin les avantages qu’ont des expressions non-interrompues sur celles qui sont isolées. Le premier son de la lyre dure encore, lorsque le second son commence ; à ce second son, il s’en joint un troisieme, & tous ces sons se font entendre en même tems. Il est vrai que, sans beaucoup de science & de délicatesse, il est très-difficile de porter à l’ame l’impression puissante de cette union de sons confuse ; & voilà ce qui peut avoir dégradé la lyre : mais il n’en étoit pas vraissemblablement de même du jeu de Terpandre, de Phrynis & de Timothée ; ces grands maîtres pouvoient, par