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bre ; mais le despote ne peut parvenir au pouvoir arbitraire sans avoir corrompu ce petit nombre.

Athènes, dit-on, a perdu sa force & ses vertus après la guerre du Péloponnese, époque de ses richesses & de son luxe. Je trouve une cause réelle de la décadence d’Athènes dans la puissance du peuple & l’avilissement du sénat ; quand je vois la puissance exécutrice & la puissance législative entre les mains d’une multitude aveugle, & que je vois en même tems l’aréopage sans pouvoir, je juge alors que la république d’Athènes ne pouvoit conserver ni puissance ni bon ordre ; ce fut en abaissant l’aréopage, & non pas en édifiant les théatres, que Périclès perdit Athènes. Quant aux mœurs de cette république, elle les conserva encore long-tems, & dans la guerre qui la détruisit elle manqua plus de prudence que de vertus, & moins de mœurs que de bon sens.

L’exemple de l’ancienne Rome, cité avec tant de confiance par les censeurs du luxe, ne m’embarrasseroit pas davantage. Je verrois d’abord les vertus de Rome, la force & la simplicité de ses mœurs naître de son gouvernement & de sa situation : mais ce gouvernement devoit donner aux romains de l’inquiétude & de la turbulence ; il leur rendoit la guerre nécessaire, & la guerre entretenoit en eux la force des mœurs & le fanatisme de la patrie. Je verrois que dans le tems que Carnéades vint à Rome, & qu’on y transportoit les statues de Corinthe & d’Athènes, il y avoit dans Rome deux partis, dont l’un devoit subjuguer l’autre, dès que l’état n’auroit plus rien à craindre de l’étranger. Je verrois que le parti vainqueur, dans cet empire immense, devoit nécessairement le conduire au despotisme ou à l’anarchie ; & que quand même on n’auroit jamais vu dans Rome ni le luxe & les richesses d’Antiochus & de Carthage, ni les philosophes & les chef-d’œuvres de la Grece, la république romaine n’étant constituée que pour s’agrandir sans cesse, elle seroit tombée au moment de sa grandeur.

Il me semble que si pour me prouver les dangers du luxe, on me citoit l’Asie plongée dans le luxe, la misere & les vices ; je demanderois qu’on me fît voir dans l’Asie, la Chine exceptée, une seule nation où le gouvernement s’occupât des mœurs & du bonheur du grand nombre de ses sujets.

Je ne serois pas plus embarrassé par ceux qui, pour prouver que le luxe corrompt les mœurs & affoiblit les courages, me montreroient l’Italie moderne qui vit dans le luxe, & qui en effet n’est pas guerriere. Je leur dirois que si l’on fait abstraction de l’esprit militaire qui n’entre pas dans le caractere des Italiens, ce caractere vaut bien celui des autres nations. Vous ne verrez nulle part plus d’humanité & de bienfaisance, nulle part la société n’a plus de charmes qu’en Italie, nulle part on ne cultive plus les vertus privées. Je dirois que l’Italie, soumise en partie à l’autorité d’un clergé qui ne prêche que la paix, & d’une république où l’objet du gouvernement est la tranquillité, ne peut absolument être guerriere. Je dirois même qu’il ne lui serviroit à rien de l’être ; que les hommes ni les nations n’ont que foiblement les vertus qui leur sont inutiles ; que n’étant pas unie sous un seul gouvernement ; enfin qu’étant située entre quatre grandes puissances, telles que le Turc, la maison d’Autriche, la France & l’Espagne, l’Italie ne pourroit, quelles que fussent ses mœurs, résister à aucune de ces puissances ; elle ne doit donc s’occuper que des lois civiles, de la police, des arts, & de tout ce qui peut rendre la vie tranquille & agréable. Je conclurois que ce n’est pas le luxe, mais sa situation & la nature de ses gouvernemens qui empêchent l’Italie d’avoir des mœurs fortes & les vertus guerrieres.

Après avoir vu que le luxe pourroit bien n’avoir

pas été la cause de la chûte ou de la prospérité des ompires & du caractere de certaines nations ; j’examinerois si le luxe ne doit pas être relatif à la situation des peuples, au genre de leurs productions, à la situation, & au genre de productions de leurs voisins.

Je dirois que les Hollandois, facteurs & colporteurs des nations, doivent conserver leur frugalité, sans laquelle ils ne pourroient fournir à bas prix le fret de leurs vaisseaux, & transporter les marchandises de l’univers.

Je dirois que si les Suisses tiroient de la France & de l’Italie beaucoup de vins, d’étoffes d’or & de soie, des tableaux, des statues & des pierres précieuses, ils ne tireroient pas de leur sol stérile de quoi rendre en échange à l’étranger, & qu’un grand luxe ne peut leur être permis que quand leur industrie aura réparé chez eux la disette des productions du pays.

En supposant qu’en Espagne, en Portugal, en France, la terre fût mal cultivée, & que les manufactures de premiere ou seconde nécessité fussent négligées, ces nations seroient encore en état de soutenir un grand luxe.

Le Portugal, par ses mines du Brésil, ses vins & ses colonies d’Afrique & d’Asie, aura toujours de quoi fournir à l’étranger, & pourra figurer entre les nations riches.

L’Espagne, quelque peu de travail & de culture qu’il y ait dans sa métropole & ses colonies, aura toujours les productions des contrées fertiles qui composent sa domination dans les deux mondes ; & les riches mines du Mexique & du Potozi soutiendront chez elles le luxe de la cour & celui de la superstition.

La France, en laissant tomber son agriculture & ses manufactures de premiere ou seconde nécessité, auroit encore des branches de commerce abondantes en richesses ; le poivre de l’Inde, le sucre & le caffé de ses colonies, ses huiles & ses vins, lui fourniroient des échanges à donner à l’étranger, dont elle tireroit une partie de son luxe ; elle soutiendroit encore ce luxe par ses modes : cette nation long-tems admirée de l’Europe en est encore imitée aujourd’hui. Si jamais son luxe étoit excessif, relativement au produit de ses terres & de ses manufactures de premiere ou seconde nécessité, ce luxe seroit un remede à lui-même, il nourriroit une multitude d’ouvriers de mode, & retarderoit la ruine de l’état.

De ces observations & de ces réflexions je conclurois, que le luxe est contraire ou favorable à la richesse des nations, selon qu’il consomme plus ou moins le produit de leur sol & de leur industrie, ou qu’il consomme le produit du sol & de l’industrie de l’étranger, qu’il doit avoir un plus grand ou un plus petit nombre d’objets, selon que ces nations ont plus ou moins de richesses : le luxe est à cet égard pour les peuples ce qu’il est pour les particuliers, il faut que la multitude des jouissances soit proportionnée aux moyens de jouir.

Je verrois que cette envie de jouir dans ceux qui ont des richesses, & l’envie de s’enrichir dans ceux qui n’ont que le nécessaire, doivent exciter les arts & toute espece d’industrie. Voilà le premier effet de l’instinct & des passions qui nous menent au luxe & du luxe même ; ces nouveaux arts, cette augmentation d’industrie, donnent au peuple de nouveaux moyens de subsistance, & doivent par conséquent augmenter la population ; sans luxe il y a moins d’échanges & de commerce ; sans commerce les nations doivent être moins peuplées ; celle qui n’a dans son sein que des laboureurs, doit avoir moins d’hommes que celle qui entretient des laboureurs, des matelots, des ouvriers en étoffes. La Sicile qui