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d’être son égal. Il accompagna le comte de Northumberland & son épouse en France & en Italie. Il fit l’éducation du fils de milord Ashley : les parens de ce jeune seigneur lui laisserent le soin de marier son éleve. Croit-on que le philosophe ne fut pas plus sensible à cette marque de considération, qu’il ne l’eût été au don d’une bourse d’or ? Il avoit alors trente-cinq ans. Il avoit connu que les pas qu’on feroit dans la recherche de la vérité seroient toûjours incertains, tant que l’instrument ne seroit pas mieux connu, & il forma le projet de son essai sur l’entendement humain. Depuis, sa fortune souffrit différentes révolutions ; il perdit successivement plusieurs emplois auxquels la bienveillance de ses protecteurs l’avoit élevé. Il fut attaqué d’éthisie ; il quitta son pays ; il vint en France où il fut accueilli par les personnes les plus distinguées. Attaché à milord Ashley, il partagea sa faveur & ses disgraces. De retour à Londres, il n’y demeura pas long-tems. Il fut obligé d’aller chercher de la sécurité en Hollande, où il acheva son grand ouvrage. Les hommes puissans sont bien inconséquens ; ils persécutent ceux qui font par leurs talens la gloire des nations qu’ils gouvernent, & ils craignent leur désertion. Le roi d’Angleterre offensé de la retraite de Locke, fit rayer son nom des registres du collége d’Oxford. Dans la suite, des amis qui le regrettoient solliciterent son pardon ; mais Locke rejetta avec fierté une grace qui l’auroit accusé d’un crime qu’il n’avoit pas commis. Le roi indigné le fit demander aux états généraux, avec quatre-vingt-quatre personnes que le mécontentement de l’administration avoit attachées au duc de Montmouth dans une entreprise rebelle. Locke ne fut point livré ; il faisoit peu de cas du duc de Montmouth ; ses desseins lui paroissoient aussi périlleux que mal concertés. Il se sépara du duc, & se réfugia d’Amsterdam à Utrecht & d’Utrecht à Cleves, où il vécut quelque tems caché. Cependant les troubles de l’état cesserent, son innocence fut reconnue ; on le rappella, on lui rendit les honneurs académiques dont on l’avoit injustement privé ; on lui offrit des postes importans. Il rentra dans sa patrie sur la même flotte qui y conduisoit la princesse d’Orange ; il ne tint qu’à lui d’être envoyé en différentes cours de l’Europe, mais son goût pour le repos & la méditation le détacha des affaires publiques, & il mit la derniere main à son traité de l’entendement humain, qui parut pour la premiere fois en 1697. Ce fut alors que le gouvernement rougit de l’indigence & de l’obscurité de Locke ; on le contraignit d’entrer dans la commission établie pour l’intérêt du commerce, des colonies & des plantations. Sa santé qui s’affoiblissoit ne lui permit pas de vaquer longtems à cette importante fonction ; il s’en dépouilla, sans rien retenir des honoraires qui y étoient attachés, & se retira à vingt-cinq milles de Londres, dans une terre du comte de Marsham. Il avoit publié un petit ouvrage sur le gouvernement civil, de imperio civili ; il y exposoit l’injustice & les inconvéniens du despotisme & de la tyrannie. Il composa à la campagne son traité de l’éducation des enfans, sa lettre sur la tolérance, son écrit sur les monnoies, & l’ouvrage singuiier intitulé le christianisme raisonnable, où il bannit tous les mysteres de la religion & des auteurs sacrés, restitue la raison dans ses droits, & ouvre la porte de la vie éternelle à ceux qui auront cru en J. C. réformateur, & pratiqué la loi naturelle. Cet ouvrage lui suscita des haines & des disputes, & le dégoûta du travail : d’ailleurs sa santé s’affoiblissoit. Il se livra donc tout-à-fait au repos & à la lecture de l’écriture sainte. Il avoit éprouvé que l’approche de l’été le ranimoit. Cette saison ayant cessé de produire en lui cet effet, il en conjectura la fin de sa vie, & sa conjecture ne fut que

trop vraie. Ses jambes s’enflerent ; il annonça lui-même sa mort à ceux qui l’environnoient. Les malades en qui les forces défaillent avec rapidité, pressentent, par ce qu’ils en ont perdu dans un certain tems, jusqu’où ils peuvent aller avec ce qui leur en reste, & ne se trompent guere dans leur calcul. Locke mourut en 1704, le 8 Novembre, dans son fauteuil, maître de ses pensées, comme un homme qui s’éveille & qui s’assoupit par intervalles jusqu’au moment où il cesse de se réveiller ; c’est-à-dire que son dernier jour fut l’image de toute notre vie.

Il étoit fin sans être faux, plaisant sans amertume, ami de l’ordre, ennemi de la dispute, consultant volontiers les autres, les conseillant à son tour, s’accommodant aux esprits & aux caracteres, trouvant par-tout l’occasion de s’éclairer ou d’instruire, curieux de tout ce qui appartient aux arts, prompt à s’irriter & à s’appaiser, honnête homme, & moins calviniste que socinien.

Il renouvella l’ancien axiome, il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans la sensation, & il en conclut qu’il n’y avoit aucun principe de spéculation, aucune idée de morale innée.

D’où il auroit pû tirer une autre conséquence très-utile ; c’est que toute idée doit se résoudre en derniere décomposition en une représentation sensible, & que puisque tout ce qui est dans notre entendement est venu par la voie de la sensation, tout ce qui sort de notre entendement est chimérique, ou doit en retournant par le même chemin trouver hors de nous un objet sensible pour s’y rattacher.

De-là une grande regle en philosophie, c’est que toute expression qui ne trouve pas hors notre esprit un objet sensible auquel elle puisse se rattacher, est vuide de sens.

Il me paroît avoir pris souvent pour des idées des choses qui n’en sont pas, & qui n’en peuvent être d’après son principe ; tel est, par exemple, le froid, le chaud, le plaisir, la douleur, la mémoire, la pensée, la réfléxion, le sommeil, la volonté, &c. ce sont des états que nous avons éprouvés, & pour lesquels nous avons inventé des signes, mais dont nous n’avons nulle idée, quand nous ne les éprouvons plus. Je demande à un homme ce qu’il entend par plaisir, quand il ne jouit pas, & par douleur, quand il ne souffre pas. J’avoue, pour moi, que j’ai beau m’examiner, que je n’apperçois en moi que des mots de réclame pour rechercher certains objets ou pour les éviter. Rien de plus. C’est un grand malheur qu’il n’en soit pas autrement ; car si le mot plaisir prononcé ou médité réveilloit en nous quelque sensation, quelque idée, & si ce n’étoit pas un son pur, nous serions heureux autant & aussi souvent qu’il nous plairoit.

Malgré tout ce que Locke & d’autres ont écrit sur les idées & sur les signes de nos idées, je crois la matiere toute nouvelle & la source intacte d’une infinité de vérités, dont la connoissance simplifiera beaucoup la machine, qu’on appelle esprit, & compliquera prodigieusement la science qu’on appelle grammaire. La logique vraie peut se réduire à un très petit nombre de pages ; mais plus cette étude sera courte, plus celle des mots sera longue.

Après avoir sérieusement réfléchi, on trouvera peut-être, 1°. que ce que nous appellons liaison d’idées dans notre entendement, n’est que la mémoire de la coexistence des phénomenes dans la nature, & que ce que nous appellons dans notre entendement conséquence, n’est autre chose qu’un souvenir de l’enchaînement ou de la succession des effets dans la nature.

2°. Que toutes les opérations de l’entendement se réduisent ou à la mémoire des signes ou sons, ou à l’imagination ou mémoire des formes & figures.

Mais ce n’est pas assez, pour être heureux, que de