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& subalternes. Renfermées dans une certaine sphere d’activité plus ou moins grande, leurs idées n’atteignent que jusqu’à un certain degré dans la connoissance des objets ; & en conséquence il doit leur arriver de prendre pour égales des choses qui ne le sont point du tout. Les apparences font ici le même effet que la réalité ; & l’on ne disconviendra pas, que lorsqu’il s’agit de juger, de se déterminer, d’agir, il importe peu que les choses soient égales ou inégales, pourvu que les impressions qu’elles font sur nous soient les mêmes. On prévoit bien que les antagonistes de l’indifférence se hâteront de nier que des impressions égales puissent résulter d’objets inégaux. Mais cette supposition n’a pourtant rien qui ne suive nécessairement de la limitation qui fait le caractere essentiel de la créature. Dès-là que notre intelligence est bornée, ce qui différencie les objets doit nous échapper infailliblement, lorsqu’il est de nature à ne pouvoir être apperçu que par une vue extrèmement fixe & délicate. Et de-là, que suit-il ? sinon, que dans plusieurs occasions l’ame doit se trouver dans un état de doute & de suspension, sans savoir précisément à quel parti se déterminer. C’est aussi ce que justifie une expérience fréquente.

Ces principes posés, il en résulte que la liberté d’équilibre est moins une prérogative dont nous devions nous glorifier, qu’une imperfection dans notre nature & nos connoissances, qui croît ou décroît en raison réciproque de nos lumieres. Dieu prévoyant que notre ame, par une suite de son imperfection, seroit souvent irrésolue & comme suspendue entre deux partis, lui a donné le pouvoir de sortir de cette suspension, par une détermination dont le principe fût elle-même. Ce n’est point supposer que le rien produise quelque chose. Est-ce en effet alléguer un rien, quand on donne la volonté pour cause de nos actions en certains cas ? Que deviendroit cette activité qui est le propre des intelligences, si l’ame dans l’occasion ne pouvoit agir par elle-même, & sans être mise en action par une puissance étrangere ?

Il y a d’ailleurs mille cas dans la vie où le parfait équilibre a lieu ; par exemple, quand il s’agit de choisir entre deux louis-d’or qu’on me présente. Si l’on s’avise de me soutenir sérieusement que je suis nécessité, & qu’il y a une raison en faveur de celui que j’ai pris ; pour réponse je me mets à rire, tant je suis intimement persuadé qu’il est en mon pouvoir de prendre un des deux louis-d’or, plutôt que l’autre, & qu’il n’y a point pour ce choix de raison prévalente, puisque ces deux louis-d’or sont entierement semblables, ou qu’ils me paroissent tels.

De tout ce que nous avons dit sur la liberté, on en peut conclure que son essence consiste dans l’intelligence qui enveloppe une connoissance distincte de l’objet de la délibération. Dans la spontanéïté avec laquelle nous nous déterminons, & dans la contingence, c’est-à-dire dans l’exclusion de la nécessité logique ou métaphysique, l’intelligence est comme l’ame de la liberté, & le reste en est comme le corps & la base. La substance libre se détermine par elle-même, & cela suivant le motif du bien apperçu par l’entendement qui l’incline sans la nécessiter. Si à ces trois conditions, vous ajoutez l’indifférence d’équilibre, vous aurez une définition de la liberté, telle qu’elle se trouve dans les hommes pendant cette vie mortelle, & telle qu’elle a été définie nécessaire par l’Eglise pour mériter & démériter dans l’état de la nature corrompue. Cette liberté n’exclut pas seulement la contrainte (jamais elle ne fut admise par les fatalistes mêmes) ni la nécessité physique, absolue, fatale (ni les calvinistes, ni les jansénistes ne l’ont jamais reconnue) mais encore la

nécessité morale, soit qu’elle soit absolue, soit qu’elle soit relative. La liberté catholique est dégagée de toute nécessité, suivant cette définition : ad merendum & demerendum in statu naturæ lapsæ, non requiritur in homine libertas à necessitate, sed sufficit libertas à coactione. Cette proposition ayant été condamnée comme hérétique, & cela dans le sens de Jansenius ; on ne souscrit à la décision de l’Eglise qu’autant qu’on reconnoît une liberté exempte de cette nécessité à laquelle Jansenius l’asservissoit. Or cette nécessité n’est que morale ; donc pour être catholique, il faut admettre une liberté libre de la nécessité morale, & par conséquent une liberté d’indifférence ou d’équilibre. Ce qu’il ne faut pas entendre en ce sens, que la volonté ne panche jamais plus d’un côté que de l’autre, cet équilibre est ridicule & démenti par l’expérience ; mais plutôt en ce sens que la volonté domine ses penchans. Elle ne les domine pourtant pas tellement que nous soyons toûjours les maîtres de nos volitions directement. Le pouvoir de l’ame sur ses inclinations est souvent une puissance qui ne peut être exercée que d’une maniere indirecte ; à peu-près comme Bellarmin vouloit que les papes eussent droit sur le temporel des rois. A la vérité, les actions externes qui ne surpassent point nos forces, dépendent absolument de notre volonté ; mais nos volitions ne dépendent de la volonté que par certains détours adroits, qui nous donnent moyen de suspendre nos résolutions ou de les changer. Nous sommes les maîtres chez nous, non pas comme Dieu l’est dans le monde, mais comme un prince sage l’est dans ses états, ou comme un bon pere de famille l’est dans son domestique.

Liberté naturelle, (Droit naturel.) droit que la nature donne à tous les hommes de disposer de leurs personnes & de leurs biens, de la maniere qu’ils jugent la plus convenable à leur bonheur, sous la restriction qu’ils le fassent dans les termes de la loi naturelle, & qu’ils n’en abusent pas au préjudice des autres hommes. Les lois naturelles sont donc la regle & la mesure de cette liberté ; car quoique les hommes dans l’état primitif de nature, soient dans l’indépendance les uns à l’égard des autres, ils sont tous sous la dépendance des lois naturelles, d’après lesquelles ils doivent diriger leurs actions.

Le premier état que l’homme acquiert par la nature, & qu’on estime le plus précieux de tous les biens qu’il puisse posséder, est l’état de liberté ; il ne peut ni se changer contre un autre, ni se vendre, ni se perdre ; car naturellement tous les hommes naissent libres, c’est-à-dire, qu’ils ne sont pas soumis à la puissance d’un maître, & que personne n’a sur eux un droit de propriété.

En vertu de cet état, tous les hommes tiennent de la nature même, le pouvoir de faire ce que bon leur semble, & de disposer à leur gré de leurs actions & de leurs biens, pourvu qu’ils n’agissent pas contre les lois du gouvernement auquel ils se sont soumis.

Chez les Romains un homme perdoit sa liberté naturelle, lorsqu’il étoit pris par l’ennemi dans une guerre ouverte, ou que pour le punir de quelque crime, on le réduisoit à la condition d’esclave. Mais les Chrétiens ont aboli la servitude en paix & en guerre, jusques-là, que les prisonniers qu’ils font à la guerre sur les infideles, sont censés des hommes libres ; de maniere que celui qui tueroit un de ces prisonniers, seroit regardé & puni comme homicide.

De plus, toutes les puissances chrétiennes ont jugé qu’une servitude qui donneroit au maître un droit de vie & de mort sur ses esclaves, étoit incompatible avec la perfection à laquelle la religion chrétienne appelle les hommes. Mais comment les puissances chrétiennes n’ont-elles pas jugé que cette