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ment de ses esprits. 3°. L’ame ne devroit jamais avoir plus de facilité à diriger le mouvement de ses esprits que pendant le sommeil, & par conséquent elle ne devroit jamais être plus libre. Je réponds, que le pouvoir de diriger le mouvement de ses esprits ne se trouve ni dans les enfans, ni dans les fous, ni dans ceux qui dorment. La nature du cerveau des enfans s’y oppose. La substance en est trop tendre & trop molle ; les fibres en sont trop délicates, pour que leur ame puisse fixer & arrêter à son gré les esprits qui doivent couler de toutes parts, parce qu’ils trouvent par-tout un passage libre & aisé. Dans les fous, le mouvement naturel de leurs esprits est trop violent, pour que leur ame en soit la maîtresse. Dans cet état, la force de l’ame n’a nulle proportion avec celle des esprits qui l’emportent nécessairement. Enfin, le sommeil ayant détendu la machine du corps, & en ayant amorti tous les mouvemens, les esprits ne peuvent couler librement. Vouloir que l’ame dans cet assoupissement, où tous les sens sont enchaînés, & où tous les ressorts sont relâchés, dirige à son gré le mouvement des esprits ; c’est exiger qu’un joueur de lyre fasse resonner sous son archet une lyre dont les cordes sont détendues.

Un des argumens les plus terribles qu’on ait jamais opposé contre la liberté, est l’impossibilité d’accorder avec elle la prescience de Dieu. Il y a eu des philosophes assez déterminés pour dire que Dieu peut très-bien ignorer l’avenir, à-peu-près s’il est permis de parler ainsi, comme un roi peut ignorer ce que fait un général à qui il aura donné la carte blanche ; c’est le sentiment des Sociniens.

D’autres soutiennent, que l’argument pris de la certitude de la prescience divine ne touche nullement à la question de la liberté ; parce que la prescience, disent-ils, ne renferme point d’autre certitude, que celle qui se rencontreroit également dans les choses, encore qu’il n’y eût point de prescience. Tout ce qui existe aujourd’hui existe certainement, & il étoit hier & de toute éternité aussi certainement vrai qu’il existeroit aujourd’hui, qu’il est maintenant certain qu’il existe. Cette certitude d’évenement est toujours la même, & la prescience n’y change rien. Elle est par rapport aux choses futures, ce que la connoissance est aux choses présentes, & la mémoire aux choses passées : or, l’une & l’autre de ces connoissances ne suppose aucune nécessité d’exister dans la chose ; mais seulement une certitude d’évenement qui ne laisseroit pas d’être, quand bien même ces connoissances ne seroient pas. Jusqu’ici, tout est intelligible. La difficulté est & sera toujours à expliquer, comment Dieu peut prévoir les choses futures, ce qui ne paroît pas possible, à moins de supposer une chaîne de causes nécessaires ; nous pouvons cependant nous en faire quelque espèce d’idée générale. Un homme d’esprit prévoit le parti que prendra dans telle occasion un homme, dont il connoît le caractere. A plus forte raison Dieu, dont la nature est infiniment plus parfaite, peut-il par la prévision avoir une connoissance beaucoup plus certaine des évenemens libres. J’avoue que tout cela me paroît très hazardé, & que c’est un aveu plutôt qu’une solution de la difficulté. J’avoue, enfin, qu’on fait contre la liberté, d’excellentes objections ; mais on en fait d’aussi bonnes contre l’éxistence de Dieu ; & comme malgré les difficultés extrèmes, contre la création & contre la providence, je crois néanmoins la providence & la création ; aussi je me crois libre, malgré les puissantes objections que l’on fera toujours contre cette malheureuse liberté. Eh ! comment ne la croirois-je pas ? Elle porte tous les caracteres d’une premiere vérité. Jamais opinion n’a été si universelle dans le gen-

re humain. C’est une vérité pour l’éclaircissement

de laquelle il n’est pas nécessaire d’approfondir les raisonnemens des livres : c’est ce que la nature crie ; c’est ce que les bergers chantent sur les montagnes, les poëtes sur les théâtres ; c’est ce que les plus habiles docteurs enseignent dans les chaires ; c’est ce qui se répete & se suppose dans toutes les conjonctures de la vie. Le petit nombre de ceux qui, par affectation de singularité, ou par des réfléxions outrées, ont voulu dire ou imaginer le contraire, ne montrent-ils pas eux-mêmes par leur conduite, la fausseté de leurs discours ? Donnez-moi, dit l’illustre Fénelon, un homme qui fait le profond philosophe, & qui nie le libre arbitre : je ne disputerai point contre lui : mais je le mettrai à l’épreuve dans les plus communes occasions de la vie, pour le confondre par lui même. Je suppose que la femme de cet homme lui soit infidelle, que son fils lui désobéit & le méprise ; que son ami le trahit, que son domestique le vole ; je lui dirai, quand il se plaindra d’eux, ne savez-vous pas qu’aucun d’eux n’a tort, & qu’ils ne sont pas libres de faire autrement ? Ils sont, de votre aveu, aussi invinciblement nécessités à vouloir ce qu’ils veulent, qu’une pierre l’est à tomber, quand on ne la soutient pas. N’est-il donc pas certain que ce bisarre philosophe qui ose nier le libre arbitre dans l’école, le supposera comme indubitable dans sa propre maison, & qu’il ne sera pas moins implacable contre ces personnes, que s’il avoit soutenu toute sa vie le dogme de la plus grande liberté ?

Vois de la liberté cet ennemi mutin,
Aveugle partisan d’un aveugle destin.
Entends comme il consulte, approuve ou délibere,
Entends de quel reproche il couvre un adversaire.
Vois comment d’un rival il cherche à se vanger ;
Comme il punit son fils & le veut corriger.
Il le croyoit donc libre ? Oui, sans doute ; & lui-même
Dément à chaque pas son funeste système.
Il mentoit à son cœur, en voulant expliquer
Le dogme absurde à croire, absurde à pratiquer.
Il reconnoît en lui le sentiment qu’il brave ;
Il agit, comme libre, & parle comme esclave.

M. Voltaire, 2. disc. sur la liberté.

M. Bayle s’est appliqué sur-tout à ruiner l’argument pris du sentiment vif que nous avons de notre liberté. Voici ses raisons : « Disons aussi que le sentiment clair & net que nous avons des actes de notre volonté, ne peut pas faire discerner si nous nous les donnons nous-mêmes, ou si nous les recevons de la même cause qui nous donne l’existence : il faut recourir à la réflexion pour faire ce discernement. Or je mets en fait que par des méditations purement philosophiques on ne peut jamais parvenir à une certitude bien fondée que nous sommes la cause efficiente de nos volitions ; car toute personne qui examinera bien les choses, connoîtra évidemment que si nous n’étions qu’un sujet purement passif à l’égard de la volonté, nous aurions les mêmes sentimens d’expérience que nous avons lorsque nous croyons être libres. Supposez par plaisir que Dieu ait reglé de telle sorte les lois de l’union de l’ame & du corps, que toutes les modalités de l’ame soient liées nécessairement entr’elles avec l’interposition des modalités du cerveau, vous comprendrez qu’il ne vous arrivera que ce que nous éprouvons ; il y aura dans notre ame la même suite de pensées depuis la perception des objets des sens, qui est la premiere démarche, jusqu’aux volitions les plus fixes, qui sont la derniere démarche. Il y aura dans cette suite le sentiment des idées, celui des affirmations, celui des irrésolutions, celui des velléités, & celui des volitions : car soit que