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re, & celle-ci par une troisieme ; d’où ils concluent que la liberté de la volonté n’est qu’une chimere. Ils disent en second lieu que la pensée avec tous ses modes, ne sont que des qualités de la matiere ; & par conséquent qu’il n’y a point de liberté de volonté, puisqu’il est évident que la matiere n’a pas en elle-même le pouvoir de commencer le mouvement, ou de se donner à elle-même la moindre détermination.

En troisieme lieu, ils ajoûtent que ce que nous sommes dans l’instant qui va suivre, dépend si nécessairement de ce que nous sommes dans l’instant présent, qu’il est métaphysiquement impossible que nous soyons autres. Car, continuent-ils, supposons une femme qui soit entraînée par sa passion à se jetter tout à-l’heure entre les bras de son amant ; si nous imaginons cent mille femmes entierement semblables à la premiere, d’âge, de tempérament, d’éducation, d’organisation, d’idées, telles en un mot, qu’il n’y ait aucune différence assignable entr’elles & la premiere : on les voit toutes également soumises à la passion dominante, & précipitées entre les bras de leurs amans, sans qu’on puisse concevoir aucune raison pour laquelle l’une ne feroit pas ce que toutes les autres feront. Nous ne faisons rien qu’on puisse appeller bien ou mal, sans motif. Or il n’y a aucun motif qui dépende de nous, soit eu égard à sa production, soit eu égard à son énergie. Prétendre qu’il y a dans l’ame une activité qui lui est propre ; c’est dire une chose inintelligible, & qui ne résout rien. Car il faudra toujours une cause indépendante de l’ame qui détermine cette activité à une chose plutôt qu’à une autre ; & pour reprendre la premiere partie du raisonnement, ce que nous sommes dans l’instant qui va suivre, dépend donc absolument de ce que nous sommes dans l’instant présent ; ce que nous sommes dans l’instant présent, dépend donc de ce que nous étions dans l’instant précédent ; & ainsi de suite, en remontant jusqu’au premier instant de notre existence, s’il y en a un. Notre vie n’est donc qu’un enchaînement d’instans d’existences & d’actions nécessaires ; notre volonté, un acquiescement à être ce que nous sommes nécessairement dans chacun de ces instans, & notre liberté une chimère ; ou il n’y a rien de démontré en aucun genre ou cela l’est. Mais ce qui confirme sur-tout ce système, c’est le moment de la délibération, le cas de l’irrésolution. Qu’est-ce que nous faisons dans l’irrésolution ? nous oscillons entre deux ou plusieurs motifs, qui nous tirent alternativement en sens contraire. Notre entendement est alors comme créateur & spectateur de la nécessité de nos balancemens. Supprimez tous les motifs qui nous agitent, alors inertie & repos nécessaires. Supposez un seul & unique motif ; alors une action nécessaire. Supposez deux ou plusieurs motifs conspirans, même nécessité, & plus de vîtesse dans l’action. Supposez deux ou plusieurs motifs opposés & à-peu-près de forces égales, alors oscillations, oscillations semblables à celles des bras d’une balance mise en mouvement, & durables jusqu’à ce que le motif le plus puissant fixe la situation de la balance & de l’ame. Et comment se pourroit-il faire que le motif le plus foible fût le motif déterminant ? Ce seroit dire qu’il est en même tems le plus foible & le plus fort. Il n’y a de différence entre l’homme automate qui agit dans le sommeil, & l’homme intelligent qui agit & qui veille, sinon que l’entendement est plus présent à la chose ; quant à la nécessité, elle est la même. Mais, leur dit-on, qu’est-ce que ce sentiment intérieur de notre liberté ? l’illusion d’un enfant qui ne réfléchit sur rien. L’homme n’est donc pas différent d’un automate ? Nullement différent d’un automate qui sent ; c’est une machine plus composée ? Il n’y a donc plus de vicieux & de vertueux ? non, si vous le voulez ; mais il y a des êtres

heureux ou malheureux, bienfaisans & malfaisans. Et les récompenses & les châtimens ? Il faut bannir ces mots de la Morale ; on ne récompense point, mais on encourage à bien faire ; on ne châtie point, mais on étouffe, on effraye ? Et les lois, & les bons exemples, & les exhortations, à quoi servent-elles ? Elles sont d’autant plus utiles, qu’elles ont nécessairement leurs effets. Mais, pourquoi distinguez-vous par votre indignation & par votre colere, l’homme qui vous offense, de la tuile qui vous blesse ? c’est que je suis déraisonnable, & qu’alors je ressemble au chien qui mord la pierre qui l’a frappé. Mais cette idée de liberté que nous avons, d’où vient-elle ? De la même source qu’une infinité d’autres idées fausses que nous avons ? En un mot, concluent-ils, ne vous effarouchez pas à contre-tems. Ce système qui vous paroît si dangereux, ne l’est point ; il ne change rien au bon ordre de la société. Les choses qui corrompent les hommes seront toujours à supprimer ; les choses qui les améliorent, seront toujours à multiplier & à fortifier. C’est une dispute de gens oisifs, qui ne mérite point la moindre animadversion de la part du législateur. Seulement notre système de la nécessité assure à toute cause bonne, ou conforme à l’ordre établi, son bon effet ; à toute cause mauvaise ou contraire à l’ordre établi, son mauvais effet ; & en nous prêchant l’indulgence & la commisération pour ceux qui sont malheureusement nés, nous empêche d’être si vains de ne pas leur ressembler ; c’est un bonheur qui n’a dépendu de nous en aucune façon.

En quatrieme lieu, ils demandent si l’homme est un être simple tout spirituel, ou tout corporel, ou un être composé. Dans les deux premiers cas, ils n’ont pas de peine à prouver la nécessité de ses actions ; & si on leur répond que c’est un être composé de deux principes, l’un matériel & l’autre immatériel, voici comment ils raisonnent. Ou le principe spirituel est toujours dépendant du principe immatériel, ou toujours indépendant. S’il en est toujours dépendant, nécessité aussi absolue que si l’être étoit un, simple & tout matériel, ce qui est vrai. Mais si on leur soutient qu’il en est quelquefois dépendant, & quelquefois indépendant ; si on leur dit que les pensées de ceux qui ont la fievre chaude & des fous ne sont pas libres, au lieu qu’elles le sont dans ceux qui sont sains : ils répondent qu’il n’y a ni uniformité ni liaison dans notre système, & que nous rendons les deux principes indépendans, selon le besoin que nous avons de cette supposition pour nous défendre, & non selon la vérité de la chose. Si un fou n’est pas libre, un sage ne l’est pas davantage ; & soutenir le contraire, c’est prétendre qu’un poids de cinq livres peut n’être pas emporté par un poids de six. Mais si un poids de cinq livres peut n’être pas emporté par un poids de six, il ne le sera pas non plus par un poids de mille ; car alors il résiste à un poids de six livres par un principe indépendant de sa pesanteur ; & ce principe, quel qu’il soit, n’aura pas plus de proportion avec un poids de mille livres qu’avec un poids de six livres, parce qu’il faut alors qu’il soit d’une nature différente de celle des poids.

Voilà certainement les argumens les plus forts qu’on puisse faire contre notre sentiment. Pour en montrer la vanité, je leur opposerai les trois propositions suivantes : La premiere est qu’il est faux que tout effet soit le produit de quelque cause externe ; qu’au contraire il faut de toute nécessité reconnoître un commencement d’action, c’est-à-dire un pouvoir d’agir indépendamment d’aucune action précédente, & que ce pouvoir peut être & est effectivement dans l’homme. Ma seconde proposition est que la pensée & la volonté ne sont ni ne peuvent être des qualités de la matiere. La troisieme enfin, que quand bien même l’ame ne seroit pas une substance