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serez le superflu ; car ils ne seront pas assez injustes pour vous laisser dans la nécessité.

» Il vous reste deux vergers, qui peuvent vous fournir abondamment de quoi vivre ; & le bien que vous avez en Bernice vous suffiroit, quand vous n’auriez pas d’autre revenu. Ce n’est pas que je vous conseille de négliger les petites choses ; je veux seulement qu’elles ne vous causent ni inquiétude ni tourment d’esprit, qui ne servent de rien, même pour les grands objets. En cas qu’il arrive qu’après ma mort vous souhaitiez de savoir mes sentimens sur l’éducation du jeune Aristippe, rendez-vous à Athènes, & estimez principalement Xantippe & Myrto, qui m’ont souvent prié de vous amener à la célébration des mysteres d’Eléusis ; tandis que vous vivrez agréablement avec elles, laissez les magistrats donner un libre cours à leurs injustices, si vous ne pouvez les en empêcher par votre bonne conduite avec eux. Après tout, ils ne peuvent vous faire tort par rapport à votre fin naturelle.

» Tâchez de vous conduire avec Xantippe & Myrto comme je faisois autrefois avec Socrate : conformez-vous à leurs manieres ; l’orgueil seroit mal placé là. Si Tyroclès, fils de Socrate, qui a demeuré avec moi à Mégare, vient à Cyrène, ayez soin de lui, & le traitez comme s’il étoit votre fils. Si vous ne voulez pas allaiter votre fille, à cause de l’embarras que cela vous causeroit, faites venir la fille d’Euboïs, à qui vous avez donné à ma considération le nom de ma mere, & que moi-même j’ai souvent appellée mon amie.

» Prenez soin sur-tout du jeune Aristippe pour qu’il soit digne de nous, & de la Philosophie que je lui laisse en héritage réel ; car le reste de ses biens est exposé aux injustices des magistrats de Cyrène. Vous ne me dites pas du-moins que personne ait entrepris de vous enlever à la Philosophie. Réjouissez-vous, ma chere fille, dans la possession de ce trésor, & procurez-en la jouissance à votre fils, que je souhaiterois qu’il fût déja le mien ; mais étant privé de cette consolation, je meurs dans l’assurance que vous le conduirez sur les pas des gens de bien. Adieu ; ne vous affligez pas à cause de moi ». (D. J.)

Lettres des Modernes, (genre epistol.) nos lettres modernes, bien différentes de celles dont nous venons de parler, peuvent avoir à leur louange le style simple, libre, familier, vif & naturel ; mais elles ne contiennent que de petits faits, de petites nouvelles, & ne peignent que le jargon d’un tems & d’un siecle où la fausse politesse a mis le mensonge par-tout : ce ne sont que frivoles complimens de gens qui veulent se tromper, & qui ne se trompent point : c’est un remplissage d’idées futiles de société, que nous appellons devoirs. Nos lettres roulent rarement sur de grands intérêts, sur de véritables sentimens, sur des épanchemens de confiance d’amis, qui ne se déguisent rien, & qui cherchent à se tout dire ; enfin elles ont presque toutes une espece de monotonie, qui commence & qui finit de même.

Ce n’est pas parmi nous qu’il faut agiter la question de Plutarque, si la lecture d’une lettre peut être différée : ce délai fut fatal à César & à Archias, tyran de Thèbes ; mais nous ne manions point d’assez grandes affaires pour que nous ne puissions remettre sans péril l’ouverture de nos paquets au lendemain.

Quant à nos lettres de correspondance dans les pays étrangers, elles ne regardent presque que des affaires de Commerce ; & cependant en tems de guerre, les ministres qui ont l’intendance des postes, prennent le soin de les décacheter & de les

lire avant nous. Les Athéniens, dans de semblables conjonctures, respecterent les lettres que Philippe écrivoit à Olympie ; mais nos politiques ne seroient pas si délicats : les états, disent-ils avec le duc d’Albe, ne se gouvernent point par des scrupules.

Au reste, on peut voir au mot épistolaire, un jugement sur quelques recueils de lettres de nos écrivains célebres ; j’ajouterai seulement qu’on en a publié sous le nom d’Abailard & d’Héloïse, & sous celui d’une religieuse portugaise, qui sont de vives peintures de l’amour. Nous avons encore assez bien réussi dans un nouveau genre de lettres, moitié vers, moitié prose : telle est la lettre dans laquelle Chapelle fait un récit de son voyage de Montpellier, & celle du comte de Pléneuf de celui de Danemark : telles sont quelques lettres d’Hamilton, de Pavillon, de la Fare, de Chaulieu, & sur-tout celles de M. de Voltaire au roi de Prusse.

Lettre de recommandation, (style épist.) c’est le cœur, c’est l’intérêt que nous prenons à quelqu’un, qui dicte ces sortes de lettres ; & c’est ici que Cicéron est encore admirable : si ses autres lettres montrent son esprit & ses talens, celles-ci peignent sa bienfaisance & sa probité. Il parle, il sollicite pour ses amis avec cette chaleur & cette force d’expression dont il étoit si bien le maître, & il apporte toujours quelque raison décisive, ou qui lui est personnelle dans l’affaire & dans le sujet qu’il recommande, au point que finalement son honneur est intéressé dans le succès de la chose qu’il requiert avec tant de vivacité.

Je ne connois dans Horace qu’une seule lettre de recommandation ; c’est celle qu’il écrit à Tibere en 731, pour placer Septimius auprès de lui dans un voyage que ce jeune prince alloit faire à la tête d’une armée pour visiter les provinces d’Orient.

La recommandation eut son effet ; Septimius fut agréé de Tibere, qui lui donna beaucoup de part dans sa bienveillance, & le fit ensuite connoître d’Auguste, dont il gagna bien-tôt l’affection. Une douzaine de lignes d’Horace porterent son ami aussi loin que celui-ci pouvoit porter ses espérances : aussi est-il difficile d’écrire en si peu de mots une lettre de recommandation, où le zele & la retenue se trouvent alliés avec un plus sage tempérament ; le lecteur en jugera : voici cette lettre.

« Septimius est apparamment le seul informé de la part que je puis avoir à votre estime, quand il me conjure, ou plûtôt quand il me force d’oser vous écrire, pour vous le recommander comme un homme digne d’entrer dans la maison d’un prince qui ne veut auprès de lui que d’honnêtes gens. Quand il se persuade que vous m’honorez d’une étroite familiarité, il faut qu’il ait de mon crédit une plus haute idée que je n’en ai moi-même. Je lui ai allégué bien des raisons pour me dispenser de remplir ses desirs ; mais enfin j’ai appréhendé qu’il n’imaginât que la retenue avoit moins de part à mes excuses que la dissimulation & l’intérêt. J’ai donc mieux aimé faire une faute, en prenant une liberté qu’on n’accorde qu’aux courtisans les plus assidus, que de m’attirer le reproche honteux d’avoir manqué aux devoirs de l’amitié. Si vous ne trouvez pas mauvais que j’aye pris cette hardiesse, par déférence aux ordres d’un ami, je vous supplie de recevoir Septimius auprès de vous, & de croire qu’il a toutes les belles qualités qui peuvent lui faire mériter cet honneur ». Epist. tx. l. I.

Je tiens pour des divinités tutélaires ces hommes bien nés, qui s’occupent du soin de procurer la fortune & le bonheur de leurs amis. Il est impossible, au récit de leurs services généreux, de ne pas sentir un plaisir secret, qui s’empare de nos cœurs lors