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sidérer les articulations dans leur cause & dans leur nature.

Considérées dans leur cause, elles sont ou labiales, ou linguales, ou gutturales, selon qu’elles paroissent dépendre plus particulierement du mouvement ou des levres, ou de la langue, ou de la trachée-artere que le peuple appelle gosier : & cet ordre même me paroît le plus raisonnable, parce que les articulations labiales sont les plus faciles, & les premieres en effet qui entrent dans le langage des enfans, auquel on ne donne le nom de balbutie, que par une onomatopée fondée sur cela même ; d’ailleurs l’articulation gutturale suppose un effort que toutes les autres n’exigent point, ce qui lui assigne naturellement le dernier rang : au surplus cet ordre caracterise à merveille la succession des parties organiques ; les levres sont extérieures, la langue est en dedans, & la trachée-artere beaucoup plus intérieure.

Les articulations linguales se soudivisent assez communement en quatre especes, que l’on nomme dentales, sifflantes, liquides & mouillées : Voyez Linguale. Cette division a son utilité, & je ne trouverois pas hors de propos qu’on la suivît pour ré-

gler l’ordre des articulations linguales entre elles,

avec l’attention de mettre toujours les premieres dans chaque classe, celles dont la production est la plus facile. Ce discernement tient à un principe certain ; les plus difficiles s’operent toujours plus près du fond de la bouche ; les plus aisées se rapprochent davantage de l’exterieur.

Les articulations considerées dans leur nature, sont constantes ou variables, selon que le degré de force, dans la partie organique qui les produit, est ou n’est pas susceptible d’augmentation ou de diminution ; par conséquent, les articulations variables sont foibles ou fortes, selon qu’elles supposent moins de force ou plus de force dans le mouvement organique qui en est le principe. D’où il suit que dans l’ordre alphabétique, il ne faut pas séparer la foible de la forte, puisque c’est la même au fond ; & que la foible doit préceder la forte, par la raison du plus de facilité. Voici dans une espece de tableau le systême & l’ordre des articulations, tel que je viens de l’exposer ; & vis-à-vis, une suite de mots où l’on remarque l’articulation dont il est question, représentée

selon notre orthographe actuelle.
Système figuré des articulations.
Considérés dans leur nature.
Constantes. Variables. Exemples.
Considérés
dans leur
cause.
Foibles. Fortes.
Labiales. ve. fe. Vendre. Fendre.
be. pe. Baquet. Paquet.
Nasales. me. Mort.
ne. Nort.
Linguales Dentales de. te. Dome. Tome.
gue. que. Gage. Cage.
Sifflantes. ze. se. Zélé. Scélé.
je. che. Japon. Chapon.
Liquides. le. re. Loi. Roi.
Mouillées lle gne. Pillard. Mignard.
Gutturales. he. Heros.

Voilà donc en tout dix-neuf articulations dans notre langue, ce qui exige dans notre alphabet dix-neuf consonnes : ainsi, en y ajoutant les huit voyelles dont on a vû ci-devant la nécessité, le nouvel alphabet ne seroit que de vingt-sept lettres. C’est assez, non-seulement pour ne pas surcharger la multitude de trop de caracteres, mais encore pour exprimer toutes les modifications essentielles de notre langue, au moyen des accents que l’on y ajouteroit, comme je l’ai déja dit.

Me permettra-t-on encore une remarque qui peut paroître minutieuse, mais qui me semble pourtant raisonnable ? C’est que je crois qu’il pourroit y avoir quelque utilité à donner aux lettres d’une même classe une forme analogue, & distinguée de la forme commune aux lettres d’une autre classe : par exemple, à n’avoir que des voyelles sans queue, & formées de traits arrondis, comme a, e, o, 8 ; c, s, 3, a : à former les consonnes de traits droits ; les cinq labiales, par exemple, sans queue, comme n, m, u, m, z : toutes les linguales avec queue ; les dentales par en haut, les sifflantes par en bas ; les foibles en deux traits, les fortes en trois ; les liquides & les mouillées, d’une queue droite & d’un trait rond, la queue en haut pour les premieres, & en bas pour les autres : notre gutturale, comme la plus difficile pourroit avoir une figure plus irréguliere, comme le k, le x, ou le &. Je sens très-bien qu’il n’y a aucun fonds à faire sur une pareille innovation ; mais je ne pense pas qu’il faille pour cela en

dédaigner le projet, ne pût-il que servir à montrer comment on envisage en général & en détail un objet qu’on a intérêt de connoître. L’art d’analyser, qui est peut-être le seul art de faire usage de la raison, est aussi difficile que nécessaire ; & l’on ne doit rien mépriser de ce qui peut servir à le perfectionner.

Il est évident, par la définition que j’ai donnée des lettres, qu’il y a une grande différence entre ces caracteres & les élémens de la voix dont ils sont les signes : hoc interest, dit Priscien, inter elementa & litteras, quod elementa propriè dicuntur ipsæ pronunciationes ; notæ autem earum litteræ, lib. I. de litterâ. Il semble que les Grecs aient fait aussi attention à cette différence, puisqu’ils avoient deux mots différens pour ces deux objets, στοιχεῖα, élémens, & γραμμωτα, peintures, quoique l’auteur de la méthode grecque de P. R. les présente comme synonymes ; mais il est bien plus naturel de croire que dans l’origine le premier de ces mots exprimoit en effet les élémens de la voix, indépendamment de leur représentation, & que le second en exprimoit les signes représentatifs ou de peinture. Il est cependant arrivé par le laps de tems, que sous le nom du signe on a compris indistinctement & le signe & la chose signifiée. Priscien, ibid. remarque cet abus : abusivè tamen & elementa pro litteris & litteræ pro elementis vocantur. Cet usage contraire à la premiere institution, est venu, sans doute de ce que, pour désigner tel ou tel élément de la voix, on s’est contenté de l’indiquer par la lettre