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que c’étoient uniquement les rabbins qui défendoient de boire le vin consacré aux faux dieux. Le roi se conforma au choix des docteurs. On leur donna du vin impur, dont ils burent largement. On fit ensuite tourner la table, qui étoit sur un pivot. Les docteurs échauffés par le vin, ne prirent point garde à ce qu’ils mangeoient ; c’étoit de la chair de pourceau. En sortant de table, on les mit au lit, où ils trouverent des femmes. La concupiscence échauffée par le vin, joua son jeu. Le remords ne se fit sentir que le lendemain matin, qu’on apprit aux docteurs qu’ils avoient violé la loi par degrés. Ils en furent punis : car ils moururent tous la même année de mort subite ; & ce malheur leur arriva, parce qu’ils avoient méprisé les préceptes des sages, & qu’ils avoient cru pouvoir le faire plus impunément que ceux de la loi écrite : & en effet on lit dans la misnah, que ceux qui péchent contre les paroles des sages sont plus coupables que ceux qui violent les paroles de la loi.

Les Juifs demeurent d’accord que cette loi ne suffit pas ; c’est pourquoi on y ajoute souvent de nouveaux commentaires dans lesquels on entre dans un détail plus précis, & on fait souvent de nouvelles décisions. Il est même impossible qu’on fasse autrement, parce que les définitions thalmudiques, qui sont courtes, ne pourvoient pas à tout, & sont très-souvent obscures ; mais lorsque le thalmud est clair, on le suit exactement.

Cependant on y trouve une infinité de choses qui pourroient diminuer la profonde vénération qu’on a depuis tant de siecles pour cet ouvrage, si on le lisoit avec attention & sans préjugé. Le malheur des Juifs est d’aborder ce livre avec une obéissance aveugle pour tout ce qu’il contient. On forme son goût sur cet ouvrage, & on s’accoutume à ne trouver rien de beau que ce qui est conforme au thalmud ; mais si on l’examinoit comme une compilation de différens auteurs qui ont pu se tromper, qui ont eu quelquefois un très-mauvais goût dans le choix des matieres qu’ils ont traitées, & qui ont pu être ignorans, on y remarqueroit cent choses qui avilissent la religion, au lieu d’en relever l’éclat.

On y conte que Dieu, afin de tuer le tems avant la création de l’univers, où il étoit seul, s’occupoit à bâtir divers mondes qu’il détruisoit aussi-tôt, jusqu’à ce que, par différens essais, il eut appris à en faire un aussi parfait que le nôtre. Ils rapportent la finesse d’un rabbin, qui trompa Dieu & le diable ; car il pria le démon de le porter jusqu’à la porte des cieux, afin qu’après avoir vû de-là le bonheur des saints, il mourût plus tranquillement. Le diable fit ce que le rabbin demandoit, lequel voyant la porte du ciel ouverte, se jetta dedans avec violence, en jurant son grand Dieu qu’il n’en sortiroit jamais ; & Dieu, qui ne vouloit pas laisser commettre un parjure, fut obligé de le laisser-là, pendant que le démon trompé s’en alloit fort honteux. Non seulement on y fait Adam hermaphrodite ; mais on soutient qu’ayant voulu assouvir sa passion avec tous les animaux de la terre, il ne trouva qu’Eve qui pût le contenter. Ils introduisent deux femmes qui vont disputer dans les synagoges sur l’usage qu’un mari peut faire d’elles ; & les rabbins décident nettement qu’un mari peut faire sans crime tout ce qu’il veut, parce qu’un homme qui achete un poisson, peut manger le devant ou le derriere, selon son bon plaisir. On y trouve des contradictions sensibles, & au lieu de se donner la peine de les lever, ils font intervenir une voix miraculeuse du ciel, qui crie que l’une & l’autre, quoique directement opposées, vient du ciel. La maniere dont ils veulent qu’on traite les Chrétiens est dure : car ils permettent qu’on vole leur bien, qu’on les regarde comme des bêtes bru-

tes, qu’on les pousse dans le précipice si on les voit

sur le bord, qu’on les tue impunément, & qu’on fasse tous les matins de terribles imprécations contre eux. Quoique la haine & le desir de la vengeance ait dicté ces leçons, il ne laisse pas d’être étonnant qu’on seme dans un sommaire de la religion des lois & des préceptes si évidemment opposés à la charité.

Les docteurs qui ont travaillé à ces recueils de traditions, profitant de l’ignorance de leur nation, ont écrit tout ce qui leur venoit dans l’esprit, sans se mettre en peine d’accorder leurs conjectures avec l’histoire étrangere qu’ils ignoroient parfaitement.

L’historiette de César se plaignant à Gamaliel de ce que Dieu est un voleur, est badine. Mais devoit-elle avoir sa place dans ce recueil ? César demande à Gamaliel pourquoi Dieu a dérobé une côte à Adam. La fille répond, au lieu de son pere, que les voleurs étoient venus la nuit passée chez elle, & qu’ils avoient laissé un vase d’or dans sa maison, au lieu de celui de terre qu’ils avoient emporté, & qu’elle ne s’en plaignoit pas. L’application du conte étoit aisée. Dieu avoit donné une servante à Adam, au lieu d’une côte : le changement est bon : César l’approuva ; mais il ne laissa pas de censurer Dieu de l’avoir fait en secret & pendant qu’Adam dormoit. La fille toujours habile, se fit apporter un morceau de viande cuite sous la cendre, & ensuite elle le présente à l’Empereur, lequel refuse d’en manger : cela me fait mal au cœur, dit César ; hé bien, répliqua la jeune fille, Eve auroit fait mal au cœur au premier homme, si Dieu la lui avoit donnée grossierement & sans art, après l’avoir formée sous ses yeux. Que de bagatelles !

Cependant il y a des Chrétiens qui, à l’imitation des Juifs, regardent le Thalmud comme une mine abondante, d’où l’on peut tirer des trésors infinis. Ils s’imaginent qu’il n’y a que le travail qui dégoute les hommes de chercher ces trésors, & de s’en enrichir : ils se plaignent (Sixtus Senensis. Galatin. Morin.) amerement du mépris qu’on a pour les rabbins. Ils se tournent de tous les côtés, non-seulement pour les justifier, mais pour faire valoir ce qu’ils ont dit. On admire leurs sentences ; on trouve dans leurs rites mille choses qui ont du rapport avec la religion chrétienne, & qui en développent les mysteres. Il semble que J. C. & ses apôtres n’ayent pu avoir de l’esprit qu’en copiant les Rabbins qui sont venus après eux. Du moins c’est à l’imitation des Juifs que ce divin redempteur a fait un si grand usage du style métaphorique : c’est d’eux aussi qu’il a emprunté les paraboles du Lazare, des vierges folles, & celle des ouvriers envoyés à la vigne, car on les trouve encore aujourd’hui dans le Thalmud.

On peut raisonner ainsi par deux motifs différens. L’amour-propre fait souvent parler les docteurs. On aime à se faire valoir par quelqu’endroit ; & lorsqu’on s’est jetté dans une étude, sans peser l’usage qu’on en peut faire, on en releve l’utilité par intérêt ; on estime beaucoup un peu d’or chargé de beaucoup de crasse, parce qu’on a employé beaucoup de tems à le déterrer. On crie à la négligence ; & on accuse de paresse ceux qui ne veulent pas se donner la même peine, & suivre la route qu’on a prise. D’ailleurs on peut s’entêter des livres qu’on lit : combien de gens ont été fous de la théologie scolastique, qui n’apprenoit que des mots barbares, au lieu des vérités solides qu’on doit chercher. On s’imagine que ce qu’on étudie avec tant de travail & de peine, ne peut être mauvais ; ainsi, soit par intérêt ou par préjugé, on loue avec excès ce qui n’est pas fort digne de louange.

N’est-il pas ridicule de vouloir que J. C. ait em-