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& l’administration ont gravé dans les hommes les principes & les sentimens patriotiques & l’honneur, il suffit d’infliger au coupable les peines les plus légeres : c’est assez qu’elles indiquent que le citoyen puni a commis une faute ; les regards de ses concitoyens ajoûtent à son châtiment. Le législateur est le maître d’attacher les peines les plus graves aux vices les plus dangereux pour sa nation ; il peut faire considérer comme des peines des avantages réels, mais vers lesquels il est utile que les desirs de la nation ne se portent pas ; il peut même faire considérer aux hommes comme des peines véritables, ce qui dans d’autres pays pourroit servir de récompense. A Sparte, après certaines fautes il n’étoit plus permis à un citoyen de prêter sa femme. Chez les Péruviens, le citoyen auquel il auroit été défendu de travailler au champ du public, auroit été un homme très-malheureux ; sous ces législations sublimes, un homme se trouvoit puni quand on le ramenoit à son intérêt personnel & à l’esprit de propriété. Les nations sont avilies quand les supplices ou la privation des biens deviennent des châtimens ordinaires : c’est une preuve que le législateur est obligé de punir ce que la nation ne puniroit plus. Dans les républiques, la loi doit être douce, parce qu’on n’en dispense jamais. Dans les monarchies elle doit être plus sévere, parce que le législateur doit faire aimer sa clémence en pardonnant malgré la loi. Cependant chez les Perses, avant Cyrus, les lois étoient fort douces ; elles ne condamnoient à la mort ou à l’infamie que les citoyens qui avoient fait plus de mal que de bien.

Dans les pays où les peines peuvent être légeres, des récompenses médiocres suffisent à la vertu : elle est bien foible & bien rare quand il faut la payer. Les récompenses peuvent servir à changer l’esprit de propriété en esprit de communauté, 1°. lorsqu’elles sont accordées à des preuves de cette derniere sorte d’esprit ; 2°. en accoûtumant les citoyens à regarder comme des récompenses les nouvelles occasions qu’on leur donne de sacrifier l’intérêt personnel à l’intérêt de tous.

Le législateur peut donner un prix infini à sa bienveillance, en ne l’accordant qu’aux hommes qui ont bien servi l’état.

Si les rangs, les prééminences, les honneurs sont toujours le prix des services & s’ils imposent le devoir d’en rendre de nouveaux, ils n’exciteront point l’envie de la multitude ; elle ne sentira point l’humiliation de l’inégalité des rangs ; le législateur lui donnera d’autres consolations sur cette inégalité des richesses, qui est un effet inévitable de la grandeur des états ; il faut qu’on ne puisse parvenir à l’extrème opulence que par une industrie qui enrichisse l’état, & jamais aux dépens du peuple ; il faut faire tomber les charges de la société sur les hommes riches qui jouissent des avantages de la société. Les impôts entre les mains d’un législateur qui administre bien, sont un moyen d’abolir certains abus, une industrie funeste, ou des vices ; ils peuvent être un moyen d’encourager le genre d’industrie le plus utile, d’exciter certains talens, certaines vertus.

Le législateur ne regardera pas comme une chose indifférente l’étiquette, les cérémonies ; il doit frapper la vûe, celui des sens qui agit le plus sur l’imagination. Les cérémonies doivent réveiller dans le peuple le sentiment pour la puissance du législateur, mais on doit aussi les lier avec l’idée de la vertu ; elles doivent rappeller le souvenir des belles actions, la mémoire des magistrats, des guerriers illustres, des bons citoyens. La plûpart des cérémonies, des étiquettes de nos gouvernemens modérés de l’Europe, ne conviendroient qu’aux despotes de l’Asie ;

& beaucoup sont ridicules, parce qu’elles n’ont plus avec les mœurs & les usages les rapports qu’elles avoient au tems de leur institution ; elles étoient respectables, elles font rire.

Le législateur ne négligera pas les manieres ; quand elles ne sont plus l’expression des mœurs, elles en sont le frein ; elles forcent les hommes à paroître ce qu’ils devroient être ; & si elles ne remplacent qu’imparfaitement les mœurs, elles ont pourtant souvent les mêmes effets ; c’est du lieu de la résidence du législateur ; c’est par ses exemples, par celui des hommes respectés, que les manieres se répandent dans le peuple.

Les jeux publics, les spectacles, les assemblées seront un des moyens dont le législateur se servira pour unir entr’eux les citoyens : les jeux des Grecs, les confrairies des Suisses, les cotteries d’Angleterre, nos fêtes, nos spectacles répandent l’esprit de société qui contribue à l’esprit de patriotisme. Ces assemblées d’ailleurs accoûtument les hommes à sentir le prix des regards & du jugement de la multitude ; elles augmentent l’amour de la gloire & la crainte de la honte. Il ne se sépare de ces assemblées que le vice timide ou la prétention sans succès ; enfin quand elles n’auroient d’utilité que de multiplier nos plaisirs, elles mériteroient encore l’attention du législateur.

En se rapellant les objets & les principes de toute législation, il doit, en proportion de ce que les hommes ont perdu de leur liberté & de leur égalité, les dédommager par une jouissance tranquille de leurs biens, & une protection contre l’autorité qui les empêche de desirer un gouvernement moins absolu, où l’avantage de plus de liberté est presque toujours troublé par l’inquiétude de la perdre.

Si le législateur ne respecte ni ne consulte la volonté générale ; s’il fait sentir son pouvoir plus que celui de la loi ; s’il traite l’homme avec orgueil, le mérite avec indifférence, le malheureux avec dureté ; s’il sacrifie ses sujets à sa famille, les finances à ses fantaisies, la paix à sa gloire ; si sa faveur est accordée à l’homme qui sait plaire plus qu’à l’homme qui peut servir ; si les honneurs, si les places sont obtenues par l’intrigue ; si les impôts se multiplient, alors l’esprit de communauté disparoît ; l’impatience saisit le citoyen d’une république ; la langueur s’empare du citoyen de la monarchie ; il cherche l’état, & ne voit plus que la proie d’un maître ; l’activité se rallentit ; l’homme prudent reste oisif ; l’homme vertueux n’est que duppe ; le voile de l’opinion tombe ; les principes nationaux ne paroissent plus que des préjugés, & ils ne sont en effet que cela ; on se rapproche de la loi de la nature, parce que la législation en blesse les droits ; il n’y a plus de mœurs ; la nation perd son caractere ; le législateur est étonné d’être mal servi, il augmente les récompenses ; mais celles qui flattoient la vertu ont perdu leur prix, qu’elles ne tenoient que de l’opinion ; aux passions nobles qui animoient autrefois les peuples, le législateur essaie de substituer la cupidité & la crainte, & il augmente encore dans la nation les vices & l’avilissement. Si dans sa perversité il conserve ces formules, ces expressions de bienveillance avec lesquelles leurs prédécesseurs annonçoient leurs volontés utiles ; s’il conserve le langage d’un pere avec la conduite d’un despote, il joue le rôle d’un charlatan méprisé d’abord, & bientôt imité ; il introduit dans la nation la fausseté & la perfidie, &, comme dit le Guarini, viso di carità mente d’invidia.

Quelquefois le législateur voit la constitution de l’état se dissoudre, & le génie des peuples s’éteindre, parce que la législation n’avoit qu’un objet,