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cessaires, & ne laissoient à l’homme aucun reste de liberté. Josephe les opposant aux Pharisiens qui donnoient une partie des actions au destin, & l’autre à la volonté de l’homme, fait connoître qu’ils étendoient à toutes les actions l’influence du destin & la nécessité qu’il impose. Cependant, au rapport de Philon, les Esséniens ne faisoient point Dieu auteur du péché, ce qui est assez difficile à concevoir ; car il est évident que si l’homme n’est pas libre, la religion périt, les actions cessent d’être bonnes & mauvaises, il n’y a plus de peine ni de récompense ; & on a raison de soutenir qu’il n’y a plus d’équité dans le jugement de Dieu.

Philon parle des Esséniens à-peu-près comme Josephe. Ils conviennent tous les deux sur leurs austérités, leurs mortifications, & sur le soin qu’ils prenoient de cacher aux étrangers leur doctrine. Mais Philon assure qu’ils préféroient la campagne à la ville, parce qu’elle est plus propre à la méditation ; & qu’ils évitoient autant qu’il étoit possible le commerce des hommes corrompus, parce qu’ils croyoient que l’impureté des mœurs se communique aussi aisément qu’une mauvaise influence de l’air. Ce sentiment nous paroît plus vraissemblable que celui de Josephe qui les fait demeurer dans les villes ; en effet on ne lit nulle part qu’il y ait eu dans aucune ville de la Palestine des communautés d’Esséniens, au contraire tous les auteurs qui ont parlé de ces sectaires, nous les représentent comme fuyant les grandes villes, & s’appliquant à l’agriculture. D’ailleurs s’ils eussent habité les villes, il est probable qu’on les connoîtroit un peu mieux qu’on ne le fait, & l’Evangile ne garderoit pas sur eux un si profond silence ; mais leur éloignement des villes où J. C. prêchoit, les a sans doute soustraits aux censures qu’il auroit faites de leur erreur.

Des Thérapeutes. Philon (Philo de vitæ contemp.) a distingué deux ordres d’Esséniens ; les uns s’attachoient à la pratique, & les autres qu’on nomme Thérapeutes, à la contemplation. Ces derniers étoient aussi de la secte des Esséniens ; Philon leur en donne le nom : il ne les distingue de la premiere branche de cette secte, que par quelque degré de perfection.

Philon nous les représente comme des gens qui faisoient de la contemplation de Dieu leur unique occupation, & leur principale félicité. C’étoit pour cela qu’ils se tenoient enfermés seul à seul dans leur cellule, sans parler, sans oser sortir, ni même regarder par les fenêtres. Ils demandoient à Dieu que leur ame fût toujours remplie d’une lumiere céleste, & qu’élevés au-dessus de tout ce qu’il y a de sensible, ils pussent chercher & connoître la vérité plus parfaitement dans leur solitude, s’élevant au-dessus du soleil, de la nature, & de toutes les créatures. Ils perçoient directement à Dieu, le soleil de justice. Les idées de la divinité, des beautés, & des tresors du ciel, dont ils s’étoient nourris pendant le jour les suivoient jusques dans la nuit, jusques dans leurs songes, & pendant le sommeil même. Ils débitoient des préceptes excellens ; ils laissoient à leurs parens tous leurs biens, pour lesquels ils avoient un profond mépris, depuis qu’ils s’étoient enrichis de la philosophie céleste : ils sentoient une émotion violente, & une fureur divine, qui les entraînoit dans l’étude de cette divine philosophie, & ils y trouvoient un souverain plaisir ; c’est pourquoi ils ne quittoient jamais leur étude, jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus à ce degré de perfection qui les rendoit heureux. On voit-là, si je ne me trompe, la contemplation des mystiques, leurs transports, leur union avec la divinité qui les rend souverainement heureux & parfaits sur la terre.

Cette secte que Philon a peinte dans un traité qu’il a fait exprès, afin d’en faire honneur à sa religion, contre les Grecs qui vantoient la morale & la

pureté de leurs philosophes, a paru si sainte, que les Chrétiens leur ont envié la gloire de leurs austérités. Les plus modérés ne pouvant ôter absolument à la synagogue l’honneur de les avoir formés & nourris dans son sein, ont au moins soutenu qu’ils avoient embrassé le christianisme, dès le moment que S. Marc le prêcha en Egypte, & que changeant de religion sans changer de vie, ils devinrent les peres & les premiers instituteurs de la vie monastique.

Ce dernier sentiment a été soutenu avec chaleur par Eusebe, par saint Jérôme, & sur-tout par le pere Montfaucon, homme distingué par son savoir, non-seulement dans un ordre savant, mais dans la république des lettres. Ce savant religieux a été réfuté par M. Bouhier premier président du parlement de Dijon, dont on peut consulter l’ouvrage ; nous nous bornerons ici à quelques remarques.

1°. On ne connoît les Thérapeutes que par Philon. Il faut donc s’en tenir à son témoignage ; mais peut-on croire qu’un ennemi de la religion chrétienne, & qui a persévéré jusqu’à la mort dans la profession du judaïsme, quoique l’Evangile fût connu, ait pris la peine de peindre d’une maniere si édifiante les ennemis de sa religion & de ses cérémonies ? Le judaïsme & le christianisme sont deux religions ennemies ; l’une travaille à s’établir sur les ruines de l’autre : il est impossible qu’on fasse un éloge magnifique d’une religion qui travaille à l’anéantissement de celle qu’on croit & qu’on professe.

2°. Philon de qui on tire les preuves en faveur du christianisme des Thérapeutes, étoit né l’an 723 de Rome. Il dit qu’il étoit fort jeune lorsqu’il composa ses ouvrages ; & que dans la suite ses études furent interrompues par les grands emplois qu’on lui confia. En suivant ce calcul, il faut nécessairement que Philon ait écrit avant J. C. & à plus forte raison avant que le Christianisme eût pénétré jusqu’à Alexandrie. Si on donne à Philon trente-cinq ou quarante ans lorsqu’il composoit ses livres, il n’étoit plus jeune. Cependant J. C. n’avoit alors que huit ou dix ans ; il n’avoit point encore enseigné ; l’Evangile n’étoit point encore connu : les Thérapeutes ne pouvoient par conséquent être chrétiens : d’où il est aisé de conclure que c’est une secte de Juifs réformés, dont Philon nous a laissé le portrait.

3°. Philon remarque que les Thérapeutes étoient une branche des Esséniens ; comment donc a-t-on pu en faire des chrétiens, & laisser les autres dans le judaïsme ?

Philon remarque encore que c’étoient des disciples de Moïse ; & c’est-là un caractere de judaïsme qui ne peut être contesté, sur-tout par des chrétiens. L’occupation de ces gens-là consistoit à feuilleter les sacrés volumes, à étudier la philosophie qu’ils avoient reçûe de leurs ancêtres, à y chercher des allégories, s’imaginant que les secrets de la nature étoient cachés sous les termes les plus clairs ; & pour s’aider dans cette recherche, ils avoient les commentaires des anciens ; car les premiers auteurs de cette secte avoient laissé divers volumes d’allégories, & leurs disciples suivoient cette méthode. Peut-on connoître là des chrétiens ? qui étoient ces ancêtres qui avoient laissé tant d’écrits, lorsqu’il y avoit à peine un seul évangile publié ? Peut-on dire que les écrivains sacrés nous ayent laissé des volumes pleins d’allégories ? quelle religion seroit la nôtre, si on ne trouvoit que cela dans les livres divins ? Peut-on dire que l’occupation des premiers saints du Christianisme fut de chercher les secrets de la nature cachés sous les termes les plus clairs de la parole de Dieu ? Cela convenoit à des mystiques & à des dévots contemplatifs, qui se mêloient de medecine : cela convenoit à des Juifs, dont les docteurs aimoient les allégories jusqu’à la fureur : mais ni les ancêtres, ni la philosophie, ni les volumes pleins