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grec ni du latin, revendiqueroient cette gloire pour une autre. J’avoue bien qu’elles en ont tiré une grande partie de leurs richesses ; mais je nie qu’elles lui soient redevables de leur naissance. Ce n’est pas aux emprunts ni aux étymologies qu’il faut s’arrêter pour connoître l’origine & la parenté des langues : c’est à leur génie, en suivant pas-à-pas leurs progrès & leurs changemens. La fortune des nouveaux mots, & la facilité avec laquelle ceux d’une langue passent dans l’autre, sur-tout quand les peuples se mêlent, donneront toujours le change sur ce sujet ; au lieu que le génie indépendant des organes, par conséquent moins susceptibles d’altération & de changement, se maintient au milieu de l’inconstance des mots, & conserve à la langue le véritable titre de son origine ».

Le même académicien parlant encore un peu plus bas des prétendues filles du latin, ajoûte avec autant d’élégance que de vérité : « on ne peut regarder comme un acte de légitimation le pillage que des langues étrangeres y ont fait, ni ses dépouilles comme un héritage maternel. S’il suffit pour l’honneur de ce rang (le rang de langue mere), de ne devoir point à d’autre sa naissance, & de montrer son établissement dès le berceau du monde ; il n’y aura plus dans notre système de la création qu’une seule langue mere ; & qui sera assez téméraire pour oser gratifier de cette antiquité une des langues que nous connoissons ? Si cet avantage dépend uniquement de remonter jusqu’à la confusion de Babel ; qui produira des titres authentiques & décisifs pour constater la préférence ou l’exclusion ? Qui est capable de mettre dans une juste balance toutes les langues de l’univers ? à peine les plus savans en connoissent cinq ou six. Où prendre enfin des témoignages non recusables ni suspects, & des preuves bien solides, que les premiers langages qui suivirent immédiatement le déluge, furent ceux qu’ont parlé dans la suite les Juifs, les Grecs, les Romains, ou quelques-uns de ceux que parlent encore les hommes de notre siccle » ?

Voilà, si je ne me trompe, les vrais principes qui doivent nous diriger dans l’examen de la génération des langues ; ils sont fondés dans la nature du langage & des voies que le créateur lui-même nous a suggérées pour la manifestation extérieure de nos pensées.

Nous avons vu plusieurs ordres de mots amenés nécessairement dans tous les idiomes par des causes naturelles, dont l’influence est antérieure & supérieure à nos raisonnemens, à nos conventions, à nos caprices ; nous avons remarqué qu’il peut y avoir dans toutes les langues, ou du-moins dans plusieurs une certaine quantité de mots analogues ou semblables, que des causes communes quoiqu’accidentelles y auroient établis depuis la naissance de ces idiomes différens : donc l’analogie des mots ne peut pas être une preuve suffisante de la filiation des langues, à moins qu’on ne veuille dire que toutes les langues modernes de l’Europe sont respectivement filles & meres les unes des autres, puisqu’elles sont continuellement occupées à grossir leurs vocabulaires par des échanges sans fin, que la communication des idées ou des vûes nouvelles rend indispensables. L’analogie des mots entre deux langues ne prouve que cette communication, quand ils ne sont pas de la classe des mots naturels.

C’est donc à la maniere d’employer les mots qu’il faut recourir, pour reconnoître l’identité ou la différence du génie des langues, & pour statuer si elles ont quelque affinité ou si elles n’en ont point. Si elles en ont à cet égard, je consens alors que l’analogie des mots confirme la filiation de ces idiomes, & que l’un soit reconnu comme langue mere à l’égard

de l’autre, ainsi qu’on le remarque dans la langue russiene, dans la polonoise, & dans l’illyrienne à l’égard de l’esclavonne dont il est sensible qu’elles tirent leur origine. Mais s’il n’y a entre deux langues d’autre liaison que celle qui naît de l’analogie des mots, sans aucune ressemblance de génie ; elles sont étrangeres l’une à l’autre : telles sont la langue espagnole, l’italienne & la françoise à l’égard du latin. Si nous tenons du latin un grand nombre de mots, nous n’en tenons pas notre syntaxe, notre construction, notre grammaire, notre article le, la, les, nos verbes auxiliaires, l’indéclinabilité de nos noms, l’usage des pronoms personnels dans la conjugaison, une multitude de tems différenciés dans nos conjugaisons, & confondus dans les conjugaisons latines ; nos procédés se sont trouvés inalliables avec les gérondifs, avec les usages que les Romains faisoient de l’infinitif, avec leurs inversions arbitraires, avec leurs ellipses accumulées, avec leurs périodes interminables.

Mais si la filiation des langues suppose dans celle qui est dérivée la même syntaxe, la même construction, en un mot, le même génie que dans la langue matrice, & une analogie marquée entre les termes de l’une & de l’autre ; comment peut se faire la génération des langues, & qu’entend-on par une langue nouvelle ?

« Quelques-uns ont pensé, dit M. de Grandval dans son Discours historique déja cité, qu’on pouvoit l’appeller ainsi quand elle avoit éprouvé un changement considérable ; de sorte que, selon eux, la langue du tems de François I. doit être regardée comme nouvelle par rapport au tems de saint Louis, & de même celle que nous parlons aujourd’hui par rapport au tems de François I. quoiqu’on reconnoisse dans ces diverses époques un même fonds de langage, soit pour les mots, soit pour la construction des phrases. Dans ce sentiment, il n’est point d’idiome qui ne soit devenu successivement nouveau, étant comparé à lui-même dans ses âges différens. D’autres qualifient seulement de langue nouvelle celle dont la forme ancienne n’est plus intelligible : mais cela demande encore une explication ; car les personnes peu familiarisées avec leur ancienne langue ne l’entendent point du tout, tandis que ceux qui en ont quelque habitude l’entendent très-bien, & y découvrent facilement tous les germes de leur langage moderne. Ce n’est donc ici qu’une question de nom, mais qu’il falloit remarquer pour fixer les idées. Je dis à mon tour qu’une langue est la même, malgré ses variations, tant qu’on peut suivre ses traces, & qu’on trouve dans son origine une grande partie de ses mots actuels, & les principaux points de sa grammaire. Que je lise les lois des douze tables, Ennius, ou Ciceron ; quelque différent que soit leur langage, n’est-ce pas toujours le latin ? Autrement il faudroit dire qu’un homme fait, n’est pas la même personne qu’il étoit dans son enfance. J’ajoute qu’une langue est véritablement la mere ou la source d’une autre, quand c’est elle qui lui a donné le premier être, que la dérivation s’en est faite par succession de tems, & que les changemens qui y sont arrivés n’ont pas effacé tous les anciens vestiges ».

Ces changemens successifs qui transforment insensiblement une langue en une autre, tiennent à une infinité de causes dont chacune n’a qu’un effet imperceptible ; mais la somme de ces effets, grossis avec le tems & accumulés à la longue, produit enfin une différence qui caractérise deux langues sur un même fonds. L’ancienne & la moderne sont également analogues ou également transpositives ; mais en cela même elles peuvent avoir quelque différence.