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mot sac que l’on trouve dans toutes les langues, doit être de cette espece.

2°. Nonobstant la réunion de tant de causes générales, dont la nature semble avoir préparé le concours pour amener tous les hommes à ne parler qu’une langue, & dont l’influence est sensible dans la multitude des racines communes à tous les idiomes qui divisent le genre humain ; il existe tant d’autres causes particulieres, également naturelles, & dont l’impression est également irrésistible, qu’elles ont introduit invinciblement dans les langues des différences matérielles, dont il seroit peut-être encore plus utile de découvrir la véritable origine, qu’il n’est difficile de l’assigner avec certitude.

Le climat, l’air, les lieux, les eaux, le genre de vie & de nourriture produisent des variétés considérables dans la fine structure de l’organisation. Ces causes donnent plus de force à certaines parties du corps, ou en affoiblissent d’autres. Ces variétés qui échapperoient à l’Anatomie, peuvent être facilement remarquées par un philosophe observateur, dans les organes qui servent à la parole ; il n’y a qu’à prendre garde quels sont ceux dont chaque peuple fait le plus d’usage dans les mots de sa langue, & de quelle maniere il les emploie. On remarquera ainsi que l’hottentot a le fond de la gorge, & l’anglois l’extrémité des levres doués d’une très-grande activité. Ces petites remarques sur les variétés de la structure humaine peuvent quelquefois conduire à de plus importantes. L’habitude d’un peuple d’employer certains sons par préférence, ou de fléchir certains organes plutôt que d’autres, peut souvent être un bon indice du climat & du caractere de la nation qui en beaucoup de choses est déterminé par le climat, comme le génie de la langue l’est par le caractere de la nation.

L’usage habituel des articulations rudes désigne un peuple sauvage & non policé. Les articulations liquides sont, dans la nation qui les emploie fréquemment, une marque de noblesse & de délicatesse, tant dans les organes que dans le goût. On peut avec beaucoup de vraissemblance attribuer au caractere mou de la nation chinoise, assez connu d’ailleurs, de ce qu’elle ne fait aucun usage de l’articulation rude r. La langue italienne, dont la plûpart des mots viennent par corruption du latin, en a amolli la prononciation en vieillissant, dans la même proportion que le peuple qui la parle a perdu de la vigueur des anciens Romains : mais comme elle étoit près de la source où elle a puisé, elle est encore des langues modernes qui y ont puisé avec elle, celle qui a conservé le plus d’affinité avec l’ancienne, du moins sous cet aspect.

La langue latine est franche, ayant des voyelles pures & nettes, & n’ayant que peu de diphtongues. Si cette constitution de la langue latine en rend le génie semblable à celui des Romains, c’est à-dire propre aux choses fermes & mâles ; elle l’est d’un autre côté beaucoup moins que la grecque, & même moins que la nôtre, aux choses qui ne demandent que de l’agrément & des graces légeres.

La langue grecque est pleine de diphtongues qui en rendent la prononciation plus allongée, plus sonore, plus gazouillée. La langue françoise pleine de diphtongues & de lettres mouillées, approche davantage en cette partie de la prononciation du grec que du latin.

La réunion de plusieurs mots en un seul, ou l’usage fréquent des adjectifs composés, marque dans une nation beaucoup de profondeur, une appréhension vive, une humeur impatiente, & de fortes idées : tels sont les Grecs, les Anglois, les Allemans.

On remarque dans l’espagnol que les mots y sont

longs, mais d’une belle proportion, graves, sonores & emphatiques comme la nation qui les emploie.

C’étoit d’après de pareilles observations, ou du moins d’après l’impression qui résulte de la différence matérielle des mots dans chaque langue, que l’empereur Charles Quint disoit qu’il parleroit françois à un ami, francese ad un amico ; allemand à son cheval, tedesco al suo cavallo ; italien à sa maîtresse, italiano alla sua signora ; espagnol à Dieu, spagnuolo à Dio ; & anglois aux oiseaux, inglese à gli uccelli.

§. III. Ce que nous venons d’observer sur les convenances & les différences, tant intellectuelles que matérielles, des divers idiomes qui bigarrent, si je puis parler ainsi, le langage des hommes, nous met en état de discuter les opinions les plus généralement reçues sur les langues. Il en est deux dont la discussion peut encore fournir des réflexions d’autant plus utiles qu’elles seront générales ; la premiere concerne la génération successive des langues ; la seconde regarde leur mérite respectif.

1°. Rien de plus ordinaire que d’entendre parler de Langue mere, terme, dit M. l’abbé Girard, (Princip. disc. I. tom. I. pag. 30.) « dont le vulgaire se sert, sans être bien instruit de ce qu’il doit entendre par ce mot, & dont les vrais savans ont peine à donner une explication qui débrouille l’idée informe de ceux qui en font usage. Il est de coutume de supposer qu’il y a des langues-meres parmi celles qui subsistent ; & de demander quelles elles sont ; à quoi on n’hésite pas de répondre d’un ton assuré que c’est l’hébreu, le grec & le latin. Par conjecture ou par grace, on défere encore cet honneur à l’allemand ». Quelles sont les preuves de ceux qui ne veulent pas convenir que le préjugé seul ait décidé leur opinion sur ce point ? Ils n’alleguent d’autre titre de la filiation des langues, que l’étymologie de quelques mots, & les victoires ou établissement du peuple qui parloit la langue matrice, dans le pays où l’on fait usage de la langue prétendue dérivée. C’est ainsi que l’on donne pour fille à la langue latine, l’espagnole, l’italienne & la françoise : an ignoras, dit Jul. Cés. Scaliger, linguam gallicam, & italicam, & hispanicam linguæ latinæ abortum esse ? Le P. Bouhours qui pensoit la même chose, fait (II. entretien d’Ariste & d’Eug. trois sœurs de ces trois langues, qu’il caractérise ainsi. « Il me semble que la langue espagnole est une orgueilleuse qui le porte haut, qui se pique de grandeur, qui aime le faste & l’excès en toutes choses. La langue italienne est une coquette, toujours parée & toujours fardée, qui ne cherche qu’à plaire, & qui se plaît beaucoup à la bagatelle. La langue françoise est une prude, mais une prude agréable qui, toute sage & toute modeste qu’elle est, n’a rien de rude ni de farouche ».

Les caracteres distinctifs du génie de chacune de ces trois langues sont bien rendus dans cette allégorie : mais je crois qu’elle peche, en ce qu’elle considere ces trois langues comme des sœurs, filles de la langue latine. « Quand on observe, dit encore M. l’abbé Girard (ibid. pag. 27.), le prodigieux éloignement qu’il y a du génie de ces langues à celui du latin ; quand on fait attention que l’étymologie précede seulement les emprunts & non l’origine ; quand on sait que les peuples subjugués avoient leurs langues.... Lorsqu’enfin on voit aujourd’hui de ses propres yeux ces langues vivantes ornées d’un article, qu’elles n’ont pu prendre de la latine où il n’y en eut jamais, & diamétralement opposées aux constructions transpositives & aux inflexions des cas ordinaires à celle-ci : on ne sauroit, à cause de quelques mots empruntés, dire qu’elles en sont les filles, ou il faudroit leur donner plus d’une mere. La grecque prétendroit à cet honneur ; & une infinité de mots qui ne viennent ni du