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ont encore une analogie commune & des ressemblances marquées, ce sont les mots enfantins déterminés par la mobilité plus ou moins grande de chaque partie organique de l’instrument vocal, combinée avec les besoins intérieurs ou la nécessité d’appeller les objets extérieurs. En quelque pays que ce soit, le mouvement le plus facile est d’ouvrir la bouche & de remuer les levres, ce qui donne le son le plus plein a, & l’une des articulations labiales b, p, v, s ou m. De-là, dans toutes les langues, les syllabes ab, pa, am, ma, sont les premieres que prononcent les enfans : de-là viennent papa, maman, & autres qui ont rapport à ceux-ci ; & il y a apparence que les enfans formeroient d’eux-mêmes ces sons dès qu’ils seroient en état d’articuler, si les nourrices, prévenant une expérience très-curieuse à faire, ne les leur apprenoient d’avance ; ou plutôt les enfans ont été les premiers à les bégayer, & les parens, empressés de lier avec eux un commerce d’amour, les ont répétés avec complaisance, & les ont établis dans toutes les langues même les plus anciennes. On les y retrouve en effet, avec le même sens, mais défigurés par les terminaisons que le génie propre de chaque idiome y a ajoutées, & de maniere que les idiomes les plus anciens les ont conservés dans un état ou plus naturel, ou plus approchant de la nature. En hébreu ab, en chaldéen abba, en grec ἄππα, πάππα, πατὴρ, en latin pater, en françois papa & pere, dans les îles Antilles baba, chez les Hottentots bo ; par-tout c’est la même idée marquée par l’articulation labiale. Pareillement en langue égyptienne am, ama, en langue syrienne aminis, repondent exactement au latin parens (pere ou mere). De là mamma (mamelle), les mots françois maman, mere, &c. Ammon, dieu des Egyptiens, c’est le soleil, ainsi nommé comme pere de la nature ; les figures & les statues érigées en l’honneur du soleil étoient nommées ammanim ; & les hiéroglyphes sacrés dont se servoient les prêtres, lettres ammonéennes. Le culte du soleil, adopté par presque tous les peuples orientaux, y a consacré le mot radical am, prononcé, suivant les différens dialectes, ammon, oman, omin, iman, &c. Iman chez les Orientaux signifie Dieu ou Etre sacré, les Turcs l’emploient aujourd’hui dans le sens de sacerdos ; & ar-iman chez les anciens Perses veut dire Deus fortis. « Les mots abba, ou baba, ou papa, & celui de mama, qui des anciennes langues d’Orient semblent avoir passé avec de légers changemens dans la plûpart de celles de l’Europe, sont communs, dit M. de la Condamine dans sa relation de la riviere des Amazones, à un grand nombre de nations d’Amérique, dont le langage est d’ailleurs très différent. Si l’on regarde ces mots comme les premiers sons que les enfans peuvent articuler, & par conséquent comme ceux qui ont dû par tout pays être adoptés préférablement par les parens qui les entendoient prononcer, pour les faire servir de signes aux idées de pere & de mere ; il restera à savoir pourquoi dans toutes les langues d’Amérique où ces mots se rencontrent, leur signification s’est conservée sans se croiser ; par quel hasard, dans la langue omogua, par exemple, au centre du continent, ou dans quelque autre pareille, où les mots de papa & de mama sont en usage, il n’est pas arrivé quelquefois que papa signifie mere, & mama, pere, mais qu’on y observe constamment le contraire comme dans les langues d’Orient & d’Europe ». Si c’est la nature qui dicte aux enfans ces premiers mots, c’est elle aussi qui y fait attacher invariablement les mêmes idées, & l’on peut puiser dans son sein la raison de l’un de ces phénomenes comme celle de l’autre. La grande mobilité des lèvres est la cause qui fait naître les

premieres, les articulations labiales ; & parmi celles-ci, celles qui mettent moins de force & d’embarras dans l’explosion du son, deviennent en quelque maniere les aînées, parce que la production en est plus facile. D’où il suit que la syllabe ma est antérieure à ba, parce que l’articulation m suppose moins de force dans l’explosion, & que les levres n’y ont qu’un mouvement foible & lent, qui est cause qu’une partie de la matiere du son réflue par le nez. Mama est donc antérieur à papa dans l’ordre de la génération, & il ne reste plus qu’à décider lequél des deux, du pere ou de la mere, est le premier objet de l’attention & de l’appellation des enfans, lequel des deux est le plus attaché à leur personne, lequel est le plus utile & le plus nécessaire à leur subsistance, lequel leur prodigue plus de caresses & leur donne le plus de soins : & il sera facile de conclure pourquoi le sens des deux mots mama & papa est incommutable dans toutes les langues. Si apa & ama, dans la langue égyptienne, signifient indistinctement ou le pere ou la mere, ou tous les deux ; c’est l’effet de quelque cause étrangere à la nature, une suite peut-être des mœurs exemplaires de ce peuple reconnu pour la source & le modele de toute sagesse, ou l’ouvrage de la réflexion & de l’art qui est presque aussi ancien que la nature, quoiqu’il se perfectionne lentement. Remarquez que d’après le principe que l’on pose ici, il est naturel de conclure que les diverses parties de l’organe de la parole ne concourront à la nomination des objets extérieurs que dans l’ordre de leur mobilité : la langue ne sera mise en jeu qu’après les levres ; elle donnera d’abord les articulations qu’elle produit par le mouvement de sa pointe, & ensuite celles qui dépendent de l’action de la racine, &c. L’Anatomie n’a donc qu’à fixer l’ordre généalogique des sons & des articulations, & la Philosophie l’ordre des objets par rapport à nos besoins ; leurs travaux combinés donneront le dictionnaire des mots les plus naturels, les plus nécessaires à la langues primitive, & les plus universels aujourd’hui nonobstant la diversité des idiomes.

Il est une troisieme classe de mots qui doivent avoir, & qui ont en effet dans toutes les langues les mêmes racines, parce qu’ils sont encore l’ouvrage de la nature, & qu’ils appartiennent à la nomenclature primitive. Ce sont ceux que nous devons à l’onomatopée, & qui ne sont que des noms imitatifs en quelque point des objets nommés. Je dis que c’est la nature qui les suggere ; & la preuve en est, que le mouvement naturel & général dans tous les enfans, est de désigner d’eux-mêmes les choses bruyantes, par l’imitation du bruit qu’elles font. Ils leur laisseroient sans doute à jamais ces noms primitifs & naturels, si l’instruction & l’exemple, venant ensuite à déguiser la nature & à la rectifier, ou peut-être à la dépraver, ne leur suggéroient les appellations arbitraires, substituées aux naturelles par les décisions raisonnées, ou, si l’on veut, capricieuses de l’usage. Voyez Onomatopée.

Enfin il y a, sinon dans toutes les langues, du-moins dans la plûpart, une certaine quantité de mots entés sur les mêmes racines, & destinés ou à la même signification, ou à des significations analogues, quoique ces racines n’ayent aucun fondement du-moins apparent dans la nature. Ces mots ont passé d’une langue dans une autre, d’abord comme d’une langue primitive dans l’un de ses dialectes, qui par la succession des tems les a transmis à d’autres idiomes qui en étoient issus ; ou bien cette transmission s’est faite par un simple emprunt, tel que nous en voyons une infinité d’exemples dans nos langues modernes ; & cette transmission universelle suppose en ce cas que les objets nommés sont d’une nécessité générale : le