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ils perfectionnent tout, mais n’inventent rien. Il est donc aussi manifeste par l’histoire profane que par le récit de l’Ecriture, que l’Orient est la source commune des nations & des belles connoissances. Nous ne voyons un progrès contraire que dans des tems postérieurs, où la manie des conquêtes a commencé à reconduire des bandes d’occidentaux en Asie ».

Il seroit peut-être satisfaisant pour notre curiosité de pouvoir déterminer en quoi consisterent les changemens introduits à Babel dans le langage primitif, & de quelle maniere ils y furent opérés. Il est certain qu’on ne peut établir là-dessus rien de solide, parce que cette grande révolution dans le langage ne pouvant être regardée que comme un miracle auquel les hommes étoient fort éloignés de s’attendre, il n’y avoit aucun observateur qui eût les yeux ouverts sur ce phénomene, & que peut-être même ayant été subit, il n’auroit laissé aucune prise aux observations quand on s’en seroit avisé : or rien n’instruit bien sur la nature & les progrès des faits, que les mémoires formés dans le tems d’après les observations. Cependant quelques écrivains ont donné là-dessus leurs pensées avec autant d’assurance que s’ils avoient parlé d’après le fait même, ou qu’ils eussent assisté au conseil du Très-haut.

Les uns disent que la multiplication des langues ne s’est point faite subitement, mais qu’elle s’est opérée insensiblement, selon les principes constans de la mutabilité naturelle du langage ; qu’elle commença à devenir sensible pendant la construction de la ville & de la tour de Babel, qui au rapport d’Eusebe in Chron. dura quarante ans ; que les progrès de cette permutation se trouverent alors si considérables, qu’il n’y eut plus moyen de conserver l’intelligence nécessaire à la consommation d’une entreprise qui alloit directement contre la volonté de Dieu, & que les hommes furent obligés de se séparer. Voyez l’introd. à l’hist. des Juifs de Prideaux, par Samuel Shucford, liv. II. Mais c’est contredire trop formellement le texte de l’Ecriture, & supposer d’ailleurs comme naturelle une chose démentie par les effets naturels ordinaires.

Le chapitre xj. de la Genèse commence par observer que par toute la terre on ne parloit qu’une langue, & qu’on la parloit de la même maniere : Erat autem terra labii unicus & sermonum corumdem, v. 1 ; ce qui semble marquer la même prononciation, labii unicus, & la même syntaxe, la même analogie, les mêmes tours, sermonum eorumdem. Après cette remarque fondamentale & envisagée comme telle par l’historien sacré, il raconte l’arrivée des descendans de Noé dans la plaine de Sennahar, le projet qu’ils firent d’y construire une ville & une tour pour leur servir de signal, les matériaux qu’ils employerent à cette construction ; il insinue même que l’ouvrage fut poussé jusqu’à un certain point ; puis après avoir remarqué que le Seigneur descendit pour visiter l’ouvrage, il ajoûte, v. 67, & dixit (Dominus) : Ecce unus est populus & unum labium omnibus : cæperuntque hoc facere, nec desistent à cogitationibus suis, donec eas opere compleant. Venite igitur, descendamus, & confundamus ibi linguam eorum, ut non audiat unusquisque vocem proximi sui. N’est-il pas bien clair qu’il n’y avoit qu’une langue jusqu’au moment où Dieu voulut faire échouer l’entreprise des hommes, unum labium omnibus ; que dès qu’il l’eut résolu, sa volonté toute puissante eut son effet, atque ita divisit eos Dominus, v. 8 ; que le moyen qu’il employa pour cela fut la division de la langue commune, confundamus . . . linguam eorum, & que cette confusion fut subite, confundamus ibi ?

Si cette confusion du langage primitif n’eût pas été subite, comment auroit-elle frappé les hommes

au point de la constater par un monument durable, comme le nom qui fut donné à cette ville même, Babel (confusion) ? Et idcirco vocatum est nomen ejus Babel, quia ibi confusum est labium universæ terræ, v. 9. Comment après avoir travaillé pendant plusieurs années en bonne intelligence, malgré les changemens insensibles qui s’introduisoient dans le langage, les hommes furent-ils tout-à-coup obligés de se séparer faute de s’entendre ? Si les progrès de la division étoient encore insensibles la veille, ils dûrent l’être également le lendemain ; ou s’il y eût le lendemain une révolution extraordinaire qui ne tînt plus à la progression des altérations précédentes, cette progression doit être comptée pour rien dans les causes de la révolution ; on doit la regarder comme subite & comme miraculeuse dans sa cause autant que dans son effet.

Mais il faut bien s’y resoudre, puisqu’il est certain que la progression naturelle des changemens qui arrivent aux langues n’opere & ne peut jamais opérer la confusion entre les hommes qui parient originairement la même. Si un particulier altere l’usage commun, son expression est d’abord regardée comme une faute, mais on l’entend ou on le fait expliquer : dans l’un ou l’autre cas, on lui indique la loi fixée par l’usage, ou du-moins on se la rappelle. Si cette faute particuliere, par quelqu’une des causes accidentelles qui font varier les langues, vient à passer de bouche en bouche & à se répeter, elle cesse enfin d’être faute ; elle acquiert l’autorité de l’usage, elle devient propre à la même langue qui la condamnoit autrefois ; mais alors même on s’entend encore, puisqu’on se répete. Ainsi entendons-nous les écrivains du siecle dernier, sans appercevoir entre eux & nous que des différences légeres qui n’y causent aucune confusion ; ils entendoient pareillement ceux du siecle précédent qui étoient dans le même cas à l’égard des auteurs du siecle antérieur, & ainsi de suite jusqu’au tems de Charlemagne, de Clovis, si vous voulez, ou même jusqu’aux plus anciens Druïdes, que nous n’entendons plus. Mais si la vie des hommes étoit assez longue pour que quelques Druïdes vécussent encore aujourd’hui, que la langue fût changée comme elle l’est, ou qu’elle ne le fût pas, il y auroit encore intelligence entr’eux & nous, parce qu’ils auroient été assujettis à céder au torrent des décisions des usages des différens siecles. Ainsi c’est une véritable illusion que de vouloir expliquer par des causes naturelles un évenement qui ne peut être que miraculeux.

D’autres auteurs, convaincus qu’il n’y avoit point de cause assignable dans l’ordre naturel, ont voulu expliquer en quoi a pu consister la révolution étonnante qui fit abandonner l’entreprise de Babel. « Ma pensée, dit du Tremblai, Traité des langues, ch. vj. est que Dieu disposa alors les organes de ces hommes de telle maniere, que lorsqu’ils voulurent prononcer les mots dont ils avoient coutume de se servir, ils en prononcerent de tout différens pour signifier les choses dont ils voulurent parler. Ensorte que ceux dont Dieu voulut changer la langue se formerent des mots tout nouveaux, en articulant leur voix d’une autre maniere qu’ils n’avoient accoutumé de le faire. Et en continuant ainsi d’articuler leurs voix d’une maniere nouvelle toutes les fois qu’ils parlerent, ils se firent une langue nouvelle ; car toutes leurs idées se trouverent jointes aux termes de cette nouvelle langue, au lieu qu’elles étoient jointes aux termes de la langue qu’ils parloient auparavant. Il y a même lieu de croire qu’ils oublierent tellement leur langue ancienne, qu’ils ne se souvenoient pas même de l’avoir parlée, & qu’ils ne s’apperçurent du changement que parce qu’ils ne s’entre entendoient pas