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odoriférantes, communiquent au sang de l’animal un suc précieux, qui fait germer sur sa peau une infinité de filets, aussi moëlleux, aussi doux au toucher, qu’ils flatent agréablement la vûe par leur blancheur, quand la malpropreté ne les a pas encore salies. Ce n’est pas exagérer de dire que l’Espagne a des eaux d’une qualité presque unique. On y voit des ruisseaux & des rivieres, dont l’eau opere visiblement la guérison des maladies, auxquelles les moutons sont sujets. Les voyageurs & les Géographes citent entr’autres le Xenil & le Daro, qui tous deux tirent leur source de la Sierra-Nevada, montagne de Grenade. Leurs eaux ont une vertu incisive, qui purifie la laine, & rend la santé aux animaux languissans ; c’est pour cela que dans le pays on nomme ces deux fleuves, le bain salutaire des brebis.

L’Angleterre réunit ces mêmes avantages dans un degré très-éminent. Sa température y est aussi salutaire aux brebis, que l’est celle de l’Espagne ; & on y est bien moins sujet qu’en France, aux vicissitudes des saisons. Comme les abris sont fréquens en Angleterre, & que le froid y est généralement doux, on laisse d’ordinaire les bêtes à laine pâturer nuit & jour dans les plaines ; leurs toisons ne contractent aucune saleté, & ne sont point gâtées par la fiente, ni l’air épais des étables. Les Espagnols ni les François ne sauroient en plusieurs lieux imiter les Anglois dans cette partie à cause des loups ; la race de ces animaux voraces, une fois extirpée de l’Angleterre, ne peut plus y rentrer : ils y étoient le fléau des laboureurs & des bergers, lorsque le roi Edgard, l’an 961, vint à bout de les détruire en trois ans de tems, sans qu’il en soit resté un seul dans les trois royaumes.

Leurs habitans n’ont plus besoin de l’avis de l’auteur des Géorgiques pour la garde de leurs troupeaux.

Nec tibi cura canûm fucrit postrema, sed unà
Veloces Spartæ catulos, acremque molossum
Pasce sero pingui ; nunquam custodibus illis
Incursus luporum horrebis.

Les Anglois distinguent autant de sortes de pâturages, qu’ils ont d’especes de bêtes à laine ; chaque classe de moutons a pour ainsi dire son lot & son domaine. Les herbes fines & succulentes que l’on trouve abondamment sur un grand nombre de côteaux & sur les landes, conviennent aux moutons de la premiere espece. N’allez point les conduire dans les grands pâturages, ou la qualité de la laine changeroit, ou l’animal périroit ; c’est ici pour eux le cas de suivre le conseil que donnoit Virgile aux bergers de la Pouille & de Tarente : « Fuyez les paturages trop abondans : Fuge pabula læta ».

Les Anglois ont encore la bonne habitude d’ensemencer de faux seigle les terres qui ne sont propres à aucune autre production ; cette herbe plus délicate que celle des prairies communes, est pour les moutons une nourriture exquise ; elle est l’aliment ordinaire de cette seconde espece, à qui j’ai donné ci-dessus le nom de bâtards espagnols.

L’ancienne race des bêtes à laine s’est perpétuée en Angleterre ; leur nourriture demande moins de soin & moins de précaution que celle des autres. Les prés & les bords des rivieres leur fournissent des pâturages excellens ; leur laine, quoique plus grossiere, trouve son emploi, & la chair de ces animaux est d’un grand débit parmi le peuple.

C’est en faveur de cette race, & pour ménager le soin des prairies, qu’on introduisit au commencement de ce siecle l’usage de nourrir ce bétail de navets ou turnipes ; on les seme à peu-près comme le gros seigle dans les friches, & ces moutons naturel-

lement forts, en mangent jusqu’à la racine, & fertilisent

les landes sur lesquelles on les tient.

Les eaux en Angleterre ont assez la même vertu que celles d’Espagne ; mars elles y produisent un effet bien plus marqué. Les Anglois jaloux de donner à leurs laines toute la blancheur possible, sont dans la louable coutume de les laver sur pié, c’est-à-dire sur le dos de l’animal. Cette pratique leur vaut un double profit ; les laines tondues sont plus aisées à laver, elles deviennent plus éclatantes, & ne souffrent presque point de déchet au lavage. Voyez Laine, apprêt des.

Enfin la grande-Bretagne baignée de la mer de toutes parts, jouit d’un air très-favorable aux brebis, & qui differe à leur avantage, de celui qu’elles éprouvent dans le continent. Les paturages qu’elles mangent, & l’air qui les environne, imprégnés des vapeurs salines que les vents y charrient sans cesse, de quelque part qu’ils soufflent, font passer aux poumons & au sang des bêtes blanches, un acide qui leur est salutaire ; elles trouvent naturellement dans ce climat tout ce que Virgile recommande qu’on leur donne, quand il dit à ses bergers :

Atcui lactis amor, cytisum, lotosque frequentes,
Ipse manu, salsasque ferat præsepibus herbas ;
Hinc & amant fluvios magis, & magis ubera tendunt,
Et salis occultum referunt in lacte saporem.

Georg. liv. III. v. 392.

Il est donc vrai que le climat tempéré d’Angleterre, les races de ses brebis, les excellens paturages où l’on les tient toute l’année, les eaux dont on les lave & dont on les abreuve, l’air enfin qu’elles respirent, favorisent exclusivement aux autres peuples la beauté & la quantité de leurs bêtes à laine.

Pour donner en passant une idée de la multitude surprenante & indéterminée qu’on en éleve dans les trois royaumes, M. de Foé assure que les 605, 520 livres que l’on tire par année des moutons de Rumney-mirsh, ne forment que la deux centieme partie de la récolte du royaume. Les moutons de la grande espece fournissent depuis cinq jusqu’à huit livres de laine par toison ; les béliers de ces troupeaux ont été achetés jusqu’à douze guinées. Les laines du sud des marais de Lincoln & de Leicester doivent le cas qu’on en fait à leur longueur, leur finesse, leur douceur & leur brillant : les plus belles laines courtes, sont celles des montagnes de Cotswold en Glocester-Shire.

En un mot, l’Angleterre par plusieurs causes réunies, possede en abondance les laines les plus propres pour la fabrication de toutes sortes d’étoffes, si l’on en excepte seulement les draps superfins, qu’elle ne peut fabriquer sans le secours des toisons d’Espagne. Ses ouvriers savent faire en laine depuis le drap le plus fort ou le plus chaud, jusqu’à l’étoffe la plus mince & la plus légere. Ils en fabriquent à raies & à fleurs, qui peuvent tenir lieu d’étoffes de soie, par leur légereté & la vivacité de leurs couleurs. Ils font aussi des dentelles de laines fort jolies, des rubans, des chemises de flanelle, des fichus & des coëffes de crêpes blancs. Enfin ils vendent de leur lainerie à l’étranger. selon les uns, pour deux ou trois millions, & selon d’autres pour cinq millions sterlings.

Mais sans m’arrêter davantage à ces idées accessoires, qui ne nous intéressent qu’indirectement, & sans m’étendre plus au long sur l’objet principal, je crois qu’il résulte avec évidence de la discussion dans laquelle je suis entré au sujet des laines d’Espagne & d’Angleterre, que trois choses concourent à leur procurer des qualités supérieures qu’on ne peut obtenir ailleurs, la race, les paturages & le climat. J’a-