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des ratines, & autres semblables étoffes façon d’Angleterre & de Hollande. La ségoviane ou refleuret sert à fabriquer des draps d’Elbœuf ou autres de pareille qualité. La tierce n’entre que dans les draps communs, comme dans ceux de Rouen ou de Darnetal. Les couvertures & les bas de Ségovie ont beaucoup de débit, parce qu’ils sont moëlleux, doux au toucher, & d’un excellent usé.

Cette laine néanmoins malgré son extrème finesse, n’est pas propre à toutes sortes d’ouvrages. Il en est qui demandent de la longueur dans la laine : par exemple, il seroit imprudent d’employer la magnifique laine d’Espagne à former les chaînes des tapisseries que l’on fabrique aux Gobelins : la perfection de l’ouvrage exige que les chaînes avec beaucoup de portée soient fortement tendues, & que leur tissu, sans être épais, soit assez ferme, assez élastique pour résister aux coups & au maniement des ouvriers qui sans cesse les tirent, les frappent & les allongent.

La laine d’Angleterre est donc la seule que sa longueur rende propre à cet usage. Quel effet ne fait point sur nos yeux l’éclat de sa blancheur ? Elle est la seule qui par sa propreté reçoive parfaitement les couleurs de feu & les nuances les plus vives. On assortit très-bien la laine d’Angleterre à la laine de Valogne & du Cotentin. Elle entre dans la fabrique des draps de Valogne, serges façon de Londres, &c. On fait en bonneterie des bas de bouchons, & de très-belles couvertures : on la carde rarement ; peignée & filée, elle sert à toutes sortes d’ouvrages à l’aiguille & sur le cannevas.

La plûpart des laines du levant ne vaudroient pas le transport si l’on se donnoit la peine de les voiturer jusqu’à Paris. On les emploie dans les manufactures de Languedoc & de Provence, à raison de leurs qualités. On fait usage des laines du nord avec la même reserve. Les meilleures toisons de Weymar & les laines d’été de Pologne, servent à la fabrique des petites étoffes de Reims & de Champagne.

En un mot il n’est aucune espece de laines étrangeres ou françoises que nos ouvriers ne mettent en œuvre, depuis le drap de Julienne, de Van-Robais, de Pagnon, de Rousseau, & le beau camelot de Lille en Flandres, jusqu’aux draps de tricot & de Poulangis, & jusqu’au gros bouracan de Rouen. Il n’est point de qualité de laines que nous n’employions & n’apprêtions avec une variété infinie, en étamine, en serge, en voile, en espagnolette, & en ouvrages de tout genre.

Mais, dira quelqu’un, cet étalage pompeux & mercantile que vous venez de nous faire de l’emploi de toutes sortes de laines, n’est pas une chose bien merveilleuse dans une monarchie où tout se débite, le bon, le médiocre, le mauvais & le très-mauvais. Il vaudroit bien mieux nous apprendre si l’on ne pourroit pas se passer dans notre royaume des laines étrangeres, notamment de celles d’Espagne & d’Angleterre, en perfectionnant la qualité & en augmentant la quantité de nos laines en France. Voilà des objets de discussion qui seroient dignes d’un Encyclopédiste. Eh bien, sans perdre le tems en discours superflus, je vais examiner par des faits si les causes qui procurent aux Espagnols & aux Anglois des laines supérieures en qualité, sont particulieres à leur pays, & exclusives pour tout autre.

L’Espagne eut le sort des contrées soumises aux armes romaines ; de nombreuses colonies y introduisirent le goût du travail & de l’agriculture. Un riche métayer de Cadix, Marc Columelle (oncle du célebre écrivain de ce nom), qui vivoit comme lui sous l’empire de Claude, & qui faisoit ses délices des douceurs de la vie champêtre, fut frappé de la blancheur éclatante des laines qu’il vit sur des moutons sauvages que des marchands d’Afrique débarquoient pour

les spectacles. Sur-le-champ il prit la résolution de tenter s’il seroit possible d’apprivoiser ces bêtes, & d’en établir la race dans les environs de Cadix. Il l’essaya avec succès ; & portant plus loin ses expériences, il accoupla des béliers africains avec des brebis communes Les moutons qui en vinrent avoient, avec la délicatesse de la mere, la blancheur & la qualité de la laine du pere.

Cependant cet établissement ingénieux n’eut point de suite, parce que sans la protection des souverains, les tentatives les mieux conçues des particuliers sont presque toujours des spéculations stériles.

Plus de treize siecles s’écoulerent depuis cette époque, sans que personne se soit avisé en Espagne de renouveller l’expérience de Columelle. Les Goths, peuple barbare, usurpateurs de ce royaume, n’étoient pas faits pour y songer, encore moins les Musulmans d’Afrique qui leur succéderent. Ensuite les Chrétiens d’Espagne ne perfectionnerent pas l’Agriculture, en faisant perpétuellement la guerre aux Maures & aux Mahométans, ou en se la faisant malheureusement entr’eux.

Dom Pedre IV. qui monta sur le trône de Castille en 1350, fut le premier depuis Columelle, qui tenta d’augmenter & d’améliorer les laines de son pays. Informé du profit que les brebis de Barbarie donnoient à leurs propriétaires, il résolut d’en établir la race dans ses états. Pour cet effet, il profita des bonnes volontés d’un prince Maure, duquel il obtint la permission de transporter de Barbarie en Espagne un grand nombre de béliers & de brebis de la plus belle espece. Il voulut, par cette démarche, s’attacher l’affection des Castillans, afin qu’ils le soutinssent sur le trône contre le parti de ses freres bâtards, & contre Eleonore leur mere.

Selon les regles de l’économie la plus exacte, & selon les lois de la nature, le projet judicieux de Dom Pedre, taillé dans le grand & soutenu de sa puissance, ne pouvoit manquer de réussir. Il étoit naturel de penser qu’en transplantant d’un lieu défavorable une race de bêtes mal nourrie, dans des pâturages d’herbes fines & succulentes, où le soleil est moins ardent, les abris plus fréquens, & les eaux plus salutaires, les bêtes transplantées produiroient de nombreux troupeaux couverts de laines fines, soyeuses & abondantes. Ce prince ne se trompa point dans ses conjectures, & la Castille acquit au quatorzieme siecle un genre de richesses qui y étoit auparavant inconnu.

Le cardinal Ximenès, devenu premier ministre d’Espagne au commencement du sixieme siecle, marcha sur les traces heureuses de Dom Pedre, & à son exemple, profita de quelques avantages que les troupes de Ferdinand avoient eu sur les côtes de Barbarie, pour en exporter des brebis & des béliers de la plus belle espece. Il les établit principalement aux environs de Ségovie, où croît encore la plus précieuse laine du royaume. Venons à l’Angleterre.

Non-seulement la culture des laines y est d’une plus grande ancienneté qu’en Espagne, mais elle y a été portée, encouragée, maintenue & perfectionnée avec une toute autre attention.

Si l’Angleterre doit à la température de son climat & à la nature de son sol l’excellente qualité de ses laines, elle commença à être redevable de leur abondance au partage accidentel de ses terres, fait en 830 ; partage qui invita naturellement ses habitans à nourrir de grands troupeaux de toutes sortes de bestiaux. Ils n’avoient d’autre moyen que celui-là pour jouir de leur droit de communes, perpétué jusqu’à nos jours, & ce droit fut longtems le seul objet de l’industrie de la nation. Ce grand terrain, destiné au paturage, s’augmenta par l’étendue des parcs que