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coupé de dessus leur corps n’a point encore reçu d’apprêt, il se nomme toison.

La laine est de toutes les matieres la plus abondante, & la plus souple ; elle joint à la solidité le ressort & la mobilité. Elle nous procure la plus sûre défense contre les injures de l’air. Elle est pour les royaumes florissans le plus grand objet de leurs manufactures & de leur commerce. Tout nous engage à le traiter cet objet, avec l’étendue qu’il mérite.

Les poils qui composent la laine, offrent des filets très déliés, flexibles & moëlleux. Vûs au microscope, ils sont autant de tiges implantées dans la peau, par des radicules : ces petites racines qui vont en divergeant ; forment autant de canaux qui leur portent un suc nourricier, que la circulation dépose dans des folécules ovales, composées de deux membranes ; l’une est externe, d’un tissu assez ferme, & comme tendineux ; l’autre est interne, enveloppant la bulbe. Dans ces capsules bulbeuses, on apperçoit les racines des poils baignées d’une liqueur qui s’y filtre continuellement, outre une substance moelleuse qui fournit apparemment la nourriture. Comme ces poils tiennent aux houpes nerveuses, ils sont vasculeux, & prennent dans des pores tortueux la configuration frisée que nous leur voyons sur l’animal.

Mais tandis que le physicien ne considere que la structure des poils qui composent la laine, leur origine, & leur accroissement, les peuples ne sont touchés que des commodités qu’ils en retirent. Ce sentiment est tout naturel. La laine fournit à l’homme la matiere d’un habillement qui joint la souplesse à la solidité, & dont le tissu varié selon les saisons, le garantit successivement du souffle glacé des aquilons, & des traits enflammés de la canicule. Ces précieuses couvertures qui croissent avec la même proportion que le froid, deviennent pour les animaux qui les portent, un poids incommode, à mesure que la belle saison s’avance. L’été qui mûrit pour ainsi dire les toisons, ainsi que les moissons, est le terme ordinaire de la récolte des laines.

Les gens du métier distinguent dans chaque toison trois qualités de laine. 1°. La laine mere, qui est celle du dos & du cou. 2°. La laine des queues & des cuisses. 3°. Celle de la gorge, de dessous le ventre & des autres endroits du corps.

Il est des classes de laines, dont l’emploi doit être défendu dans les manufactures ; les laines dites pelades, les laines cottisées ou sallies, les morelles ou laines de moutons morts de maladies ; enfin les peignons & les bourres (on nomme ainsi la laine qui reste au fond des peignes, & celle qui tombe sous la claie). On donne à toutes ces laines le nom commun de jettices & de rebut. S’il est des mégissiers qui ne souscrivent pas à cette liste de laines rejettables, il ne faut pas les écouter.

Il y a des laines de diverses couleurs. de blanches, de jaunes, de rougeâtres & de noires. Autrefois presque toutes les bêtes à laine d’Espagne, excepté celles de la Bétique (l’Andalousie), étoient noires. Les naturels préféroient cette couleur à la blanche, qui est aujourd’hui la seule estimée dans l’Europe, parce qu’elle reçoit à la teinture des couleurs plus vives, plus variées, & plus foncées que celles qui sont naturellement colorées.

Le soin des bêtes a laine n’est pas une institution de mode ou de caprice ; l’histoire en fait remonter l’époque jusqu’au premier âge du monde. La richesse principale des anciens habitans de la terre consistoit en troupeaux de brebis. Les Romains regarderent cette branche d’agriculture, comme la plus essentielle. Numa voulant donner cours à la monnoie dont il fut l’inventeur, y fit marquer l’empreinte d’une brebis, en signe de son utilité, pecunia à pecude, dit Varron.

Quelle preuve plus authentique du cas qu’on faisoit à Rome des bêtes à laine, que l’attachement avec lequel on y veilloit à leur conservation ? Plus de six siecles après Numa, la direction de tous les troupeaux de bêtes blanches appartenoit encore aux censeurs, ces magistrats suprêmes, à qui la charge donnoit le droit d’inspection sur la conduite & sur les mœurs de chaque citoyen. Ils condamnoient à de sortes amendes ceux qui négligeoient leurs troupeaux, & accordoient des récompenses avec le titre honorable d’ovinus, aux personnes qui faisoient preuve de quelque industrie, en concourant à l’amélioration de leurs laines. Elles servoient chez eux, comme parmi nous, aux vêtemens de toute espece. Curieux de celles qui surpassoient les autres en soie, en finesse, en mollesse, & en longueur, ils tiroient leurs belles toisons de la Galatie, de la Pouille, surtout de Tarente, de l’Attique & de Milet. Virgile célebre ces dernieres laines dans ses Georgiques, & leurs teintures étoient fort estimées.

Milesia vellera nymphæ
Carpebant.

Pline & Columelle vantent aussi les toisons de la Gaule. L’Espagne & l’Angleterre n’avoient encore rien en ce genre qui pût balancer le choix des autres contrées soumises aux conquérans du monde ; mais les Espagnols & les Anglois sont parvenus depuis à établir chez eux des races de bêtes à laine, dont les toisons sont d’un prix bien supérieur à tout ce que l’ancienne Europe a eu de plus parfait.

La qualité de la laine d’Espagne est d’être douce, soyeuse, fine, déliée, & molle au toucher. On ne peut s’en passer, quoiqu’elle soit dans un état affreux de mal-propreté, lorsqu’elle arrive de Castille. On la dégage de ces impuretés en la lavant dans un bain composé d’un tiers d’urine, & de deux tiers d’eau. Cette opération y donne un éclat solide, mais elle coûte un déchet de 53 pour cent. Cette laine a le défaut de fouler beaucoup plus que les autres, sur la longueur & sur la largeur des draps, dans la fabrique desquels elle entre toute seule. Quand on la mêle, ce doit être avec précaution, parce qu’étant sujette à se retirer plus que les autres, elle forme dans les étoffes de petits creux, & des inégalités très-apparentes.

Les belles laines d’Espagne se tirent principalement d’Andalousie, de Valence, de Castille, d’Arragon & de Biscaye. Les environs de Sarragosse pour l’Arragon, & le voisinage de Ségovie pour la Castille, fournissent les laines espagnoles les plus estimées. Parmi les plus fines de ces deux royaumes, on distingue la pile de l’Escurial, celles de Munos, de Mondajos, d’Orléga, de Torre, de Paular, la pile des Chartreux, celle des Jésuites, la grille & le refin de Ségovie ; mais on met la pile de l’Escurial au-dessus de toutes.

La laine est le plus grand objet du commerce particulier des Espagnols ; & non-seulement les François en emploient une partie considérable dans la fabrique de leurs draps fins, mais les Anglois eux-mêmes, qui ont des laines si fines & si précieuses, en font un fréquent usage dans la fabrique de leurs plus belles étoffes. On donne des noms aux laines d’Espagne, selon les lieux d’où on les envoie, ou selon leur qualité. Par exemple, on donne le nom commun de Ségovie aux laines de Portugal, de Roussillon & de Léon, parce qu’elles sont de pareille qualité.

La laine de Portugal a pourtant ceci de particulier, qu’elle foule sur la longueur, & non pas sur la largeur des draps où on l’emploie.

Les autres noms de laines d’Espagne, ou réputées d’Espagne, sont l’albarazin grand & petit, les ségé-