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l’appareil des mots, la syntaxe, le caractere de la langue enfin sont si semblables & si monotones partout, qu’un esprit inquiet & soupçonneux en pourroit tirer des conséquences aussi contraires à l’antiquité & à l’intégrité de ces livres précieux, que notre observation leur est au contraire favorable. L’immutabilité de leur style & de leur diction, dont celle de Moyse a toujours été le modele, s’est communiquée aux faits & à la mémoire des faits ; & c’étoit le seul moyen de les transmettre jusqu’à nous, malgré l’inconstance & les égaremens d’une nation capricieuse & volage. Tous les sages de l’antiquité qui ont, aussi-bien que le sacerdoce hébreu, connu les avantages des langues mortes, n’ont point manqué de se servir de même, dans leurs annales, d’une langue particuliere & sacrée : c’étoit un usage général, que la religion, d’accord en cela avec la politique, avoit établi chez tous les anciens peuples. Le génie de l’antiquité concourt donc avec la fortune des langues, à justifier nos réflexions. Il n’est point d’ailleurs difficile de juger que la langue de Moyse avoit dû se corrompre parmi son peuple ; nous avons vû ci-devant combien il avoit négligé ses livres, son écriture & sa loi. La même conduite lui fit aussi négliger son langage ; l’oubli de l’un étoit une suite nécessaire de l’autre. Pour nous peindre les Hébreux pendant les dix siecles presque continus de leurs desordres & de leur idolatrie, nous pouvons sans doute nous représenter les Guebres aujourd’hui répandus dans l’Inde avec les livres de Zoroastre qu’ils conservent encore sans les pouvoir lire & sans les entendre ; ils n’y connoissent que du blanc & du noir : & telle a dû être pendant l’idolatrie d’Israël la position du commun des Juifs vis-à-vis des livres de leur législateur. Si leur conduite présente nous fait connoître à quel point ils les considerent & les respectent aujourd’hui, leur conduite primitive doit nous montrer quel a été pour ce religieux dépôt l’excès de leur indifférence. Jamais livres n’ont couru de plus grands risques de se perdre & de devenir inintelligibles ; & il n’en est point cependant sur qui la Providence ait plus veillé : c’est sans doute un miracle qu’un exemplaire en ait été trouvé par le saint roi Josias, qui s’en servit pour retirer pendant un tems le peuple de ses desordres : mais si un Achab, une Jézabel, ou une Athalie les eût trouvés, qui doute que ces livres précieux n’eussent eu chez les Hébreux même le sort qu’ont eu chez les Romains les livres de Numa, que le hasard retrouva, & que la politique brûla, pour ne point changer la religion, c’est-à dire la superstition établie ?

Ce fut vraissemblablement par le seul canal des savans, des prêtres, & particulierement des voyans ou prophetes qui se succéderent les uns aux autres, que la langue & les ouvrages de Moyse se sont conservés ; ceux-ci seuls en ont fait leur étude, ils y puisoient la loi & la science ; & selon qu’ils étoient bien ou mal intentionnés, ils égaroient les peuples, ou les retiroient de leurs égaremens. Le langage du législateur devint pour eux un langage sacré, qui seul eut le privilége d’être employé dans les annales, dans les hymnes, & sur-tout dans les livres prophétiques, qui après avoir été interpretés au peuple, ou lûs en langue vulgaire, étoient ensuite déposés au sanctuaire, pour être un monument inaltérable vis-à-vis des nations futures que ces diverses prophéties devoient un jour intéresser.

On nous demandera dans quel tems la langue de Moyse a cessé d’être en usage parmi les Hébreux ;

c’est ce qu’il n’est pas facile de déterminer : ce n’est pas en un seul tems, mais en plusieurs, qu’une langue s’altere & se corrompt. Nous pouvons conjecturer cependant, que ce fut en grande partie sous les juges, & dans ces cinq ou six siecles où la nation juive n’eut rien de fixe dans son gouvernement & dans sa religion, & qu’elle suivoit en tout ses délires & ses caprices. Nous fixons notre conjecture à ces tems, parce que sous les rois nous remarquons dans les noms propres un génie & une tournure toute différente des anciens noms sonores, emphatiques, & presque tous composés ; ils n’ont plus ce caractere antique, & cette simplicité des noms propres de tous les âges antérieurs. Quoique notre remarque soit délicate, on en doit sentir la justesse, parce que chez les anciens les noms propres n’ayant point été héréditaires, ont dû toûjours appartenir aux dialectes vulgaires, & que la langue sacrée ou historique n’a pû les changer en traduisant les faits. Nous pouvons donc de leur dissimilitude chez les Hébreux en tirer cette conclusion, que le génie de leur langue avoit changé & changeoit d’âge en âge, par la fréquentation des diverses nations dont ils ont toûjours été ou les alliés ou les esclaves. C’est de même par le caractere de la plûpart de leurs noms propres, dans les derniers siecles qui ont précédé Jesus-Christ, que l’on juge aussi que les Hébreux se sont ensuite familiarisés avec le grec, parce que leurs noms dans les Machabées & dans l’historien Josephe, sont souvent tirés de cette langue. Il est vrai que ces deux ouvrages sont écrits en grec ; mais quand ils le seroient en hébreu, leurs auteurs n’en auroient pû changer les noms, & dans l’un ou l’autre texte, ils nous serviroient de même à juger des liaisons qu’avoient contracté les Hébreux avec les conquérans de l’Asie.

Mais quelle a été la langue d’Israël après celle de son législateur, & avant le Chaldéen d’Esdras & de Daniel ? c’est ce qu’il est impossible de fixer ; ce ne pourroit être au reste qu’une dialecte particuliere de celle de Moyse corrompue par des dialectes étrangeres. Les dix tribus en avoient une qui en différoit déjà, comme on le voit par le Pentateuque samaritain, qui n’est plus le pur hébreu de la Bible ; & nous sçavons par Esdras, que les Juifs presque confondus avec les peuples voisins, avoient adopté leurs différens idiomes, & parloient les uns la langue d’Azot, & d’autres celle de Moab, d’Ammon, &c. Cela seul peut nous suffire avec ce que nous avons dit ci-dessus, pour entrevoir toutes les variations & les révolutions de la langue hébraïque vulgaire pendant dix siecles, & jusqu’au tems où nous trouvons les Juifs tout-à-fait familiarisés & habitués au chaldéen : dès-lors il ne pouvoit y avoir que bien du tems qu’ils avoient perdu l’usage de la langue de leurs ancêtres : car par les efforts qu’ils firent du tems d’Esdras pour rétablir leur culte & leurs usages, il est à croire qu’ils eussent aussi tenté de rétablir leur langage, s’il n’eût été suspendu que par le court espace de leur captivité. S’ils ont donc sur ce changement des traditions contraires à nos observations, mettons-les au nombre de tant d’autres anecdotes sans date & sans époque, qu’ils ont inventé, & dont ils veulent bien se satisfaire.

La langue de Babylone devenue celle de Judée, fut aussi sujette à de semblables révolutions ; les Juifs la parlerent jusqu’à leur derniere destruction par les Romains, mais ce fut en l’altérant de génération en génération, par un bisarre mêlange de syrien, d’arabe & de grec. Dispersés ensuite parmi les nations, ils n’ont plus eu d’autre langue vulgaire que celle des différens peuples chez lesquels ils se sont habitués ; aujourd’hui ils parlent françois en France, & allemand au-delà du Rhin. La langue de

    & loci ita discrepantes, regulis Grammaticæ & Syntaxeos comprehendere possit. Verum in veteri Testamento tanta est constantia, tanta convenientia in copulatione litterarum, & constructione vocum, ut fere quis putare posset omnes illos libros codem tempore, iisdem in locis, à diversis tamen authoribus esse conscriptos. Leusden. Philologus hebrœus dissertatio 17.