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maritains ennemis des Juifs, dément une fable aussi absurde : nous devons donc être certains que la restauration des livres de Moyse & le renouvellement de la loi n’ont été faits que sur de très-antiques exemplaires & sur des textes ponctués, sans lesquels il eût été de toute impossibilité à un peuple qui avoit négligé ses livres, son écriture & sa langue, d’en retrouver le sens & d’en accomplir les préceptes. Depuis cette époque, le zele des Juifs pour leurs livres sacrés ne s’est jamais ralenti. Détruits par les Romains & dispersés par le monde, ils en ont toûjours eu un soin religieux, les ont étudiés sans cesse, & n’ont jamais souffert qu’on fît le plus léger changement non-seulement dans le fond ou la forme de leurs livres, mais encore dans les caracteres & la ponctuation ; y toucher, seroit commettre un sacrilége ; & ils ont à l’égard du plus petit accent ce respect idolâtre & superstitieux qu’on leur connoît pour tout ce qui appartient à leurs antiquités. Il n’y a point pour eux de lettres qui ne soient saintes, qui ne renferment quelque mystere particulier ; chacune d’elles a même sa légende & son histoire. Mais il est superflu d’entrer dans cet étonnant détail : tout réel qu’il est, il paroîtroit incroyable, aussi-bien que les peines infinies qu’ils se sont données pour faire le dénombrement de tous les caracteres de la Bible, pour savoir le nombre général de tous ensemble, le nombre particulier de chacun, & leur position respective à l’égard les uns des autres & à l’égard de chaque partie du livre ; vastes & minutieuses entreprises, que des Juifs seuls étoient capables de concevoir & d’exécuter. Bien éloignés de cette servitude judaïque, nos savans commencent à prendre le goût des Bibles sans ponctuation, & peut-être en cela tombent-ils d’un excès dans un autre. Si nous n’étions point dans un siecle éclairé, où il n’est plus au pouvoir des hommes de ramener l’âge de la fable, nous penserions à l’aspect des nouvelles éditions des Bibles non ponctuées, que la Mythologie voudroit renaître.

Il n’est pas nécessaire sans doute, en terminant ce qui concerne l’écriture hébraïque, de dire qu’elle se figure de droite à gauche ; c’est une singularité que peu de gens ignorent. Nous n’oserions déterminer si cette méthode a été aussi naturelle dans son tems, que la nôtre l’est aujourd’hui pour nous. Les nations se sont fait sur cela différens usages. Diodore, liv. III. parle d’un peuple des Indes qui écrivoit de haut en bas : l’ancienne écriture de Fohi nous est représentée de même par les voyageurs. Les Egyptiens, selon Hérodote, écrivoient, ainsi que les Phéniciens, de droite à gauche ; & les Grecs ont eu quelques monumens fort anciens, dont ils appelloient l’écriture βουστροφηδὸν, parce qu’à l’imitation du labour des sillons, elle alloit successivement de gauche à droite & de droite à gauche. Peut être que le caprice, le mystere, ou quelqu’usage antérieur aux premieres écritures, ont produit ces variétés ; peut-être n’y a-t-il d’autre cause que la commodité de chaque peuple relativement aux instrumens & autres moyens dont on s’est d’abord servi pour graver, dessiner ou écrire : mais de simples conjectures ne méritent pas d’alonger notre article.

III. L’histoire de la langue hébraïque n’est chez les rabbins qu’un tissu de fables, & qu’un ample sujet de questions ridicules & puériles. Elle est, selon eux, la langue dont le Créateur s’est servi pour commander à la nature au commencement du monde ; c’est de la bouche de Dieu même que les anges & le premier homme l’ont apprise. Ce sont les enfans de celui-ci qui l’ont transmise de race en race & d’âge en âge, au-travers des révolutions du monde physique & moral, & qui l’ont fait passer sans interruption & sans altération de la famille des justes au peuple d’Is-

raël qui en est sorti. C’est une langue enfin dont l’origine

est toute céleste, & qui retournant un jour à sa source, sera la langue des bienheureux dans le ciel, comme elle a été sur la terre la langue des saints & des prophetes. Mais laissons-là ces pieuses réveries, dont la religion ni la raison de notre âge ne peuvent plus s’accommoder, & fuyons cet exces qui a toûjours été si fatal aux Juifs, qui ont idolatré leur langue & les mots de leur langue en négligeant les choses. Si le respect que nous avons pour les paroles de la Divinité, nous a porté à donner le titre de sainte à la langue hébraïque, nous savons que ce n’est qu’un attribut relatif que nous devons également donner aux langues chaldéenne, syriaque, & greque, toutes les fois que le Saint-Esprit s’en est servi : nous savons d’ailleurs que la Divinité n’a point de langage, & qu’on ne doit donner ce nom qu’aux bonnes inspirations qu’elle met au fond de nos cœurs, pour nous porter au bien, à la vérité, à la paix, & pour nous les faire aimer. Voilà la langue divine ; elle est de tous les âges & de tous les lieux, & son efficacité l’emporte sur les langues de la terre les plus éloquentes & les plus énergiques.

La langue hébraïque est une langue humaine, ainsi que toutes celles qui se sont parlées & qui se parlent ici bas ; comme toutes les autres, elle a eu son commencement, son regne & sa fin, & comme elles encore, elle a eu son génie particulier, ses beautés & ses défauts. Sortie de la nuit des tems, nous ignorons son origine historique ; & nous n’oserions avancer avec la confiance des Juifs, qu’elle est antérieure aux anciens des astres du monde. S’il étoit permis cependant d’hazarder quelques conjectures raisonnables, fondées sur l’antiquité même de cette langue & sur sa pauvreté, nous dirions qu’elle n’a commencé qu’après les premiers âges du monde renouvellé ; qu’il a pû se faire que ceux même qui ont échappé aux destructions, ayent eu pour un tems une langue plus riche & plus formée, qui auroit été sans doute une de celles de l’ancien monde ; mais que la postérité de ces débris du genre humain n’ayant produit d’abord que de petites sociétés qui ont dû nécessairement être long-tems misérables & toutes occupées de leurs besoins & de leur subsistance, il a dû arriver que leur langage primitif se sera appauvri, aura dégénéré de race en race, & n’aura plus formé qu’un idiome de famille, qu’une langue pauvre, concise & sauvage pendant plusieurs siecles, qui sera ensuite devenue la mere des langues qui ont été propres & particulieres aux premiers peuples & à leur colonie. Il en est des langues comme des nations : elles sont riches, fécondes, étendues en proportion de la grandeur & de la puissance des sociétés qui les parlent ; elles sont arides & pauvres chez les Sauvages ; & elles se sont agrandies & embellies partout où la population, le commerce, les sciences & les passions ont agrandi l’esprit humain. Elles ont aussi été sujettes à toutes les révolutions morales & politiques où ont été exposées les puissances de la terre ; elles se sont formées, elles ont régné, elles ont dégénéré, & se sont éteintes avec elles. Jugeons donc quels terribles effets ont dû faire sur les premieres langues des hommes, ces coups de la Providence, qui peuvent éteindre les nations en un clin-d’œil, & qui ont autrefois frappé la terre, comme nous l’apprennent nos traditions religieuses & tous les monumens de la nature. Si les arts ne furent point épargnés, si les inventions se perdirent, & s’il a fallu des siecles pour les retrouver & les renouveller, à plus forte raison les langues qui en avoient été la source, le canal & le monument, se perdirent-elles de même, & furent-elles ensevelies dans la ruine commune. Le très-petit nombre de traditions qui nous restent sur les temps antérieurs à ces révo-