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loi ne seroit pas nécessaire en France ; l’encouragement & l’exemple suffiroient, & peut-être auroient plus de force que la loi.

Portons nos vûes dans l’avenir. L’inoculation s’établira-t-elle un jour parmi nous ? Je n’en doute pas. Ne nous dégradons pas jusqu’au point de desesperer du progrès de la raison humaine ; elle chemine à pas lents : l’ignorance, la superstition, le préjugé, le fanatisme, l’indifférence pour le bien retardent sa marche, & lui disputent le terrein pas à pas ; mais après des siecles de combat vient enfin le moment de son triomphe. Le plus grand de tous les obstacles qu’elle ait à surmonter, est cette indolence, cette insensibilité, cette inertie pour tout ce qui ne nous intéresse pas actuellement & personnellement ; indifférence qu’on a souvent érigée en vertu, que quelques philosophes ont adoptée comme le résultat d’une longue expérience, & sous les spécieux prétextes de l’ingratitude des hommes, de l’inutilité des efforts qu’on fait pour les guérir de leurs erreurs, des traverses qu’on se prépare en combattant leurs préjugés, des contradictions auxquelles on doit s’attendre, au risque de perdre son repos le plus grand de tous les biens. Il faut avouer que ces réflexions sont bien propres à modérer le zele le plus ardent ; mais il reste au sage un tempérament à suivre, c’est de montrer de loin la vérité, d’essayer de la faire connoître, d’en jetter s’il peut la semence, & d’attendre patiemment que le tems & les conjectures la fassent éclore.

Quelqu’utile que soit un établissement, il faut un concours de circonstances favorables pour en assurer le succès ; le bien public seul n’est nulle part un assez puissant ressort.

Etoit-ce l’amour de l’humanité qui répandit l’inoculation en Circassie & chez les Géorgiens ? Rougissons pour eux, puisqu’ils sont hommes comme nous, du motif honteux qui leur fit employer cet heureux préservatif ; ils le doivent à l’intérêt le plus vil, au desir de conserver la beauté de leurs filles pour les vendre plus cher, & les prostituer en Perse & en Turquie. Quelle cause introduisit ou ramena l’inoculation en Grece ? L’adresse & la cupidité d’une femme habile qui sut mettre à contribution la frayeur & la superstition de ses concitoyens. J’ai vû des Marseillois à Constantinople faire inoculer leurs enfans avec le plus grand succès : de retour en leur patrie, ils ont abandonné cet usage salutaire. Avoient-ils été déterminés par l’amour paternel ou par la force impérieuse de l’exemple ? A Geneve celui d’un magistrat éclairé n’eût pas suffi, sans une épidémie cruelle qui répandoit la terreur & la désolation dans les premieres familles. Dans la Guiane la crainte, peut être le desespoir de voir tous les Indiens périr l’un après l’autre sans ressources, purent seuls déterminer un religieux timide à faire l’essai d’une méthode qu’il connoissoit mal, & que lui-même croyoit dangereuse. Un motif plus noble, on ne peut le nier, anima la femme courageuse qui porta l’inoculation en Angleterre : rien ne fait plus d’honneur à la nation angloise, au college des medecins de Londres, & au roi de la Grande-Bretagne, que les vûes qui la firent adopter, & les sages précautions avec lesquelles elle y fut reçue ; mais n’a-t-elle pas essuyé trente ans de contradiction ?

Quand toute la France seroit persuadée de l’importance & de l’utilité de cette pratique, elle ne peut s’introduire parmi nous sans la faveur du gouvernement ; & le gouvernement se déterminera-t-il jamais à la favoriser sans consulter les témoignages les plus décisifs en pareille matiere ?

C’est donc aux facultés de Théologie & de Medecine ; c’est aux Académies ; c’est aux chefs de la Magistrature, aux Savans, aux gens de Lettres, qu’il

appartient de bannir des scrupules fomentés par l’ignorance, & de faire sentir au peuple que son utilité propre, que la charité chrétienne, que le bien de l’état, que la conservation des hommes sont intéressés à l’établissement de l’inoculation. Quand il s’agit du bien public, il est du devoir de la partie pensante de la nation d’éclairer ceux qui sont susceptibles de lumiere, & d’entraîner par le poids de l’autorité cette foule sur qui l’évidence n’a point de prise.

Faut-il encore des expériences ? Ne sommes-nous pas assez instruits ? Qu’on ordonne aux hôpitaux de distinguer soigneusement dans leurs listes annuelles, le nombre de malades & de morts de chaque espece de maladie, comme on le pratique en Angleterre ; usage dont on reconnoîtroit avec le tems de plus en plus l’utilité : que dans un de ces hôpitaux l’expérience de l’inoculation se fasse sur cent sujets qui s’y soumettront volontairement ; qu’on en traite cent autres de même âge, attaqués de la petite vérole naturelle ; que tout se passe avec le concours des différens maîtres en l’art de guérir, sous les yeux & sous la direction d’un administrateur dont les lumieres égalent le zele & les bonnes intentions. Que l’on compare ensuite la liste des morts de part & d’autre, & qu’on la donne au public : les moyens de s’éclaircir & de résoudre les doutes, s’il en reste, ne manqueront pas, quand, avec le pouvoir, on aura la volonté.

L’inoculation, je le répete, s’établira quelque jour en France, & l’on s’étonnera de ne l’avoir pas adoptée plutôt ; mais quand arrivera ce jour ? Oserai je le dire ? Ce ne sera peut-être que lorsqu’un évenement pareil à celui qui répandit parmi nous en 1752 de si vives allarmes, & qui se convertit en transport de joie (la petite vérole de M. le Dauphin), réveillera l’attention publique ; ou, ce dont le ciel veuille nous préserver, ce sera dans le tems funeste d’une catastrophe semblable à celle qui plongea la nation dans le deuil, & parut ébranler le trone en 1711. Alors si l’inoculation eût été connue, la douleur récente du coup qui venoit de nous frapper, la crainte de celui qui menaçoit encore nos plus cheres espérances, nous eussent fait recevoir comme un présent du ciel ce préservatif que nous négligeons aujourd’hui. Mais à la honte de cette fiere raison, qui ne nous distingue pas toûjours assez de la brute, le passé, le futur, font à peine impression sur nous : le présent seul nous affecte. Ne serons-nous jamais sages qu’à force de malheurs ? Ne construirons-nous un pont à Neully, qu’après que Henry I V. aura couru risque de la vie en y passant le bac ? N’élargirons-nous nos rues qu’après qu’il les aura teintes de son sang ?

Quelques-uns traiteront peut-être encore de paradoxe ce qui depuis trente ans devroit avoir perdu ce nom : mais je n’ai point à craindre cette objection dans le centre de la capitale, & moins encore dans cette académie. On pourroit au contraire, avec bien plus de fondement, m’accuser de n’avoir exposé que des vérités communes, connues de tous les gens capables de réfléchir, & de n’avoir rien dit de nouveau pour une assemblée de gens éclairés. Puisse cet écrit ne m’attirer que ce seul reproche ! Loin de le craindre, je le desire : & sur-tout puisse-t-on mettre au nombre de ces vérités vulgaires que j’étois dispensé de rappeller, que si l’usage de l’inoculation étoit devenu général en France depuis que la famille royale d’Angleterre fut inoculée, on eût déja sauvé la vie à près d’un million d’hommes, sans y comprendre leur postérité !

Quoique nous ayons tâché dans cet article de ne rien omettre d’essentiel de ce qui concerne l’inoculation, nous indiquerons pour la satisfaction des le-